Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Syrie: un ex-enfant soldat raconte comment il s'est engagé avec le groupe extrémiste État isamique et comment sa famille l'a sauvé

Un ex-enfant soldat raconte comment il s'est engagé avec l'EI
FILE - This undated file image posted on a militant website on Tuesday, Jan. 14, 2014, which has been verified and is consistent with other AP reporting, shows fighters from the al-Qaida linked Islamic State of Iraq and the Levant (ISIL) marching in Raqqa, Syria. Moderate Syrian rebels are buckling under the onslaught of the radical al-Qaida breakaway group that has swept over large parts of Iraq and Syria. Some rebels are giving up the fight, crippled by lack of weapons and frustrated with the power of the Islamic State of Iraq and the Levant. Other, more hard-line Syrian fighters are bending to the winds and joining the radicals. (AP Photo/Militant Website, File)
ASSOCIATED PRESS
FILE - This undated file image posted on a militant website on Tuesday, Jan. 14, 2014, which has been verified and is consistent with other AP reporting, shows fighters from the al-Qaida linked Islamic State of Iraq and the Levant (ISIL) marching in Raqqa, Syria. Moderate Syrian rebels are buckling under the onslaught of the radical al-Qaida breakaway group that has swept over large parts of Iraq and Syria. Some rebels are giving up the fight, crippled by lack of weapons and frustrated with the power of the Islamic State of Iraq and the Levant. Other, more hard-line Syrian fighters are bending to the winds and joining the radicals. (AP Photo/Militant Website, File)

SANLIURFA, Turquie - À 14 ans, Khaled a reçu son premier fusil. Quinze jours plus tard, l’une des organisations djihadistes les plus redoutées l’a envoyé au combat. Khaled se souvient du poids de la Kalachnikov, et du bruit qui lui faisait mal aux oreilles. Il se souvient de la terreur qu’il a ressentie quand il s’est réveillé à l’hôpital après avoir été légèrement blessé à la nuque.

Aujourd’hui, cet adolescent réservé, originaire de Deir al-Zour, à l’Est de la Syrie, dénonce le groupe extrémiste qui s’est emparé par la violence d’une grande partie de l’Irak et de la Syrie. Son message est simple: ne partez pas vous battre au côté de Daech.

Khaled fait partie des dizaines d’enfant soldats recensés en Syrie. Même si la plupart des forces en présence –les modérés, soutenus par les Américains, les Kurdes, les djihadistes et l’armée syrienne– sont accusées de recruter et d’envoyer des enfants au combat ou de les faire participer au conflit d’une manière ou d’une autre, Daech est le pire de tous à cet égard.

Khaled dit qu’il n’avait aucune idée de ce qui l’attendait quand il a rejoint les djihadistes l’hiver dernier. Quand les premières manifestations antigouvernementales ont eu lieu dans toute la Syrie au printemps 2011, ce garçon de 11 ans brûlait de descendre dans la rue. Il enviait ses frères aînés et ses cousins qui partaient exiger davantage de libertés, mais sa famille lui a interdit de les accompagner parce que c’était "trop dangereux pour les enfants".

Ils avaient raison. Très vite, le régime syrien a réprimé brutalement les mouvements d’opposition. Quand les manifestations ont cédé la place au conflit armé, la famille de Khaled n’a plus été en mesure de le protéger.

Cet hiver-là, quand l’école de Khaled a fermé, il ne pouvait même pas jouer dehors à cause et des bombardements militaires et des combats entre l’armée et les rebelles. Il passait ses journées chez lui, aidant ses parents dans leurs tâches ménagères, et il rêvait de quitter la zone de guerre.

A photo posted by khalilashawi (@khalilashawi) on

La mort et la destruction étaient inévitables. Le monde de Khaled s’effondrait. Les combats ont fait des victimes parmi ses connaissances, puis chez les membres de sa propre famille. Le garçon raconte qu’une attaque de l’armée sur Deir al-Zour a tué sa tante et sa cousine et fait plusieurs blessés parmi les rescapés. Son frère et certains de ses cousins ont alors décidé de prendre les armes et combattu au côté de l’Armée syrienne libre.

Plusieurs mois ont passé, et Khaled a commencé à entendre parler d’un nouveau groupe, qui serait plus tard connu sous le nom de Daech.

"On disait qu’ils étaient gentils, qu’ils soutenaient la révolution", dit-il en fixant la table de ses yeux tristes. Dans le lobby de l’hôtel où nous nous trouvons, à quelques minutes à peine du territoire occupé par Daech en Syrie, il explique à quel point il se trompait. "Ne vous engagez pas au côté de Daech", dit-il avec résolution. "Sinon, vous serez sur la mauvaise voie".

En janvier 2014, un jeudi, Khaled est parti de chez lui sans dire au revoir à ses parents. "Je pensais que je les reverrais bientôt", explique-t-il dans un rire nerveux.

Son cousin et lui ont pris un car jusqu’à la ville voisine de Mayadeen, au sud-est de Deir al-Zour, où Daech avait installé son quartier général dans un ancien club de foot. Son cousin a changé d’avis au dernier moment, et il est rentré chez lui. Mais Khaled est entré dans l’immeuble des rebelles et annoncé qu'il voulait se battre pour Daech.

Poussé par l’ennui et le désespoir, et pressé de combattre l’armée qui bombardait son quartier, l’adolescent n’avait plus rien à voir avec le garçon plein d’espoir qui, avant la guerre, passait ses journées à jouer au foot et à étudier.

Au cours d’un entretien téléphonique avec le WorldPost, son cousin Osama, enseignant, nous a raconté: "Khaled était si poli, si timide… Il ne faisait jamais de bêtises. Mais il ne savait plus à qui se fier. Quand les djihadistes sont arrivés, ils ont fait semblant d’être des types bien. "

Au quartier général de Daech, des combattants ont demandé à Khaled son nom, son âge et son adresse. Quand il a répondu qu’il n’avait que 14 ans, ils ne se sont pas formalisés. "Ils m’ont pris parce que j’étais grand", explique cet adolescent dégingandé au visage enfantin, dont la lèvre supérieure s’orne d’une fine moustache.

"Reviens samedi", lui a-t-on répondu.

C’est ce qu’il a fait. Ce samedi-là, Khaled s’est engagé. Le lendemain, seulement muni de quelques vêtements de rechange, il est monté dans un car avec d’autres recrues pour un trajet de 50 kilomètres vers le camp d’entraînement d’al-Tibni, construit sur une mine de sel. Le camp était situé à une centaine de kilomètres de Raqqa, le bastion de Daech, tristement célèbre pour son application stricte de la sharia, ses crucifixions et ses patrouilles armées qui sillonnent les rues.

Khaled dit qu’il était payé 7000 livres syriennes (environ 35 dollars) par mois pour s’entraîner et participer aux combats. Les hommes mariés recevaient le double. The WorldPost n’est pas en mesure de corroborer son récit, mais il rejoint celui d’un des membres de sa famille, d’un ami et de nombreux comptes-rendus en provenance de Syrie, qui font état d’al-Tibni et d’autres camps d’entraînements djihadistes.

Khaled dit qu’il était dans un groupe d’environ trente enfants. Les autres recrues étaient des adultes.

Laurent Chapuis, spécialiste de la protection de l’enfance auprès de l’UNICEF au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, explique que Daech désensibilise ses jeunes recrues en les exposant à une extrême violence:

"[Daech] encourage le recrutement et l’embrigadement des enfants. Il les a instrumentalisés à des fins de propagande -davantage que ne le font d’autres groupes- en glorifiant leur participation aux combats et leur 'martyr'".

Pendant un peu plus de deux semaines, Khaled a subi un entraînement intensif. Il a appris à manier les armes, y compris des fusils et des mitrailleuses Kalachnikov, des pistolets, et participé à des épreuves sportives et d’endurance. Il a aussi suivi des cours de religion pour être "un bon musulman". Khaled dit qu’il a été choqué par l’extrémisme de ce qu’on lui apprenait, et que ses leçons ne ressemblaient en rien à l’Islam qu’il connaissait.

Il était interdit de manifester son désaccord, de fumer ou de voler, sous peine de subir vingt coups de fouets, ce qui s’appliquait également aux enfants, explique Khaled. Certains combattants étaient fouettés avec un tuyau d’arrosage. Si on les reprenait à "mal se conduire", on les torturait.

"J’ai vu beaucoup de gens torturés", ajoute-t-il dans un souffle. "Chaque jour, il y en avait qui étaient fouettés, même les enfants. Personne n’avait le droit de partir."

"J’ai vu beaucoup de gens torturés. Chaque jour, il y en avait qui étaient fouettés, même les enfants. Personne n’avait le droit de partir."

L’entraînement était terrifiant. Il se sentait seul, et il avait peur. Quand je lui demande s’il appréciait quelques-uns de ses enseignants ou de ses supérieurs, il n’en cite qu’un seul: Abu Musab al-Fransi.

Khaled le décrit comme un Français blond et marrant qui parlait très peu l’arabe et faisait appel à un interprète tunisien pour leur donner des cours de sports. Un compte Twitter pro-Daech utilisant le même pseudonyme, en français et en arabe, semble correspondre à la description de Khaled. On y trouve des nouvelles de la Syrie, de l’attaque visant Charlie Hebdo, et même des manifestations à Ferguson. The WorldPost n’a pas pu déterminer s’il s’agissait bien du compte de l’ancien prof de sport de Khaled.

Les seuls souvenirs vaguement positifs qu’il conserve du temps passé à al-Tibni concernent al-Fransi. Le reste du temps, Khaled était terrifié.

"Mes parents me manquaient", explique-t-il. "J’avais envie de m’échapper mais j’étais très loin de mon village. Ils ne me laissaient pas les appeler, et mes parents ne savaient pas où j’étais. Ma famille pensait que j’étais mort."

Il dit que la plupart des recrues s’entraînent au moins trois mois. Mais en raison d’une pénurie soudaine de combattants, il a été envoyé au front après seulement deux semaines, et il a été blessé dès les premiers échanges de coup de feu. D’après Khaled, leurs supérieurs leur avaient dit qu’ils allaient se battre contre "des voleurs et des bandes organisées". Il les a crus. Ce n’est que plus tard, quand il était blessé, qu’il a entendu d’autres combattants dire que leur ennemi était l’Armée syrienne libre. Il apprendrait plus tard que certains de ses cousins, engagés dans l’autre camp, avaient été tués par Daech.

Khaled ajoute que les enfants n’avaient pas le droit de parler à leurs familles. Ils étaient rarement autorisés à s’en aller à partir du moment où ils avaient pris les armes, même si leurs parents protestaient. Quand ceux de Khaled ont appris où il était par un contact chez Daech, sa mère est venue au camp demander à voir son jeune fils. On lui a refusé l’entrée et dit de revenir une semaine plus tard. Quand elle est revenue, accompagnée d’un de ses fils aînés, elle était résolue à voir Khaled. Les djihadistes l’ont laissée entrer et emmenée voir un des commandants du camp.

Khaled n’oubliera jamais le moment où il a revu sa mère après son recrutement. "Elle pleurait", raconte-t-il dans un large sourire. "On s’est serrés dans les bras et on a pleuré". Khaled a dit à sa mère qu’il voulait rentrer à la maison et ils ont décidé de demander une permission à ses supérieurs, et de ne jamais revenir.

Tony Badran, un chercheur du think tank Foundation for Defense of Democracies, explique: "A Deir al-Zour, des militants se vantent de conditionner les enfants, de leur faire arrêter l’école pour créer ce qu’ils appellent des camps de défense, dans lesquels ils forment des jeunes enfants et des adolescents."

Al-Tibni est un bastion pour les djihadistes de Daech, syriens et étrangers, depuis des mois, explique Hassan Hassan. Cet analyste du Delma Institute d’Abu Dhabi a mené des recherches sur les camps d’entraînements de Daech.

Selon Hassan et des sources syriennes, le régime syrien et la coalition anti-Daech emmenée par les Etats-Unis ont récemment pris pour cible al-Tibni. Il y aurait eu des morts, dont au moins un enfant. Plusieurs djihadistes auraient depuis quitté le camp d’entraînements et leurs bases dans la région, et se seraient dispersés.

Au Commandement central américain, un porte-parole du groupe de travail chargé de la lutte contre Daech a confirmé mardi que les Etats-Unis avaient identifié des cibles djihadistes dans la région de Deir al-Zour, mais il a souligné que les forces américaines avaient pris toutes les précautions pour minimiser le risque de victimes civiles.

Cependant, les sources de renseignements de la coalition américaine dans la région sont probablement insuffisantes pour empêcher de viser des camps où s’entraînent des enfants soldats, explique Jennifer Cafarella, une chercheuse du think tank Institute for the Study of War, spécialisée dans le conflit syrien.

Khaled a eu de la chance. Il a pu s’échapper au bout de trois mois en convaincant ses supérieurs, avec l’aide de sa mère, de le laisser rentrer chez lui quelques jours. Quand il est arrivé à Deir al-Zour, le groupe djihadiste Jabhat al-Nusra, alias al-Qaida en Syrie, l’a fait prisonnier pendant douze jours. Le groupe était en conflit avec Daech, et Khaled était leur ennemi. Encore une fois, sa mère a réussi à le faire libérer avant qu’on ne lui fasse du mal.

En dépit de sa brève détention, il explique qu’al-Nusra, tout comme l’Armée syrienne libre, qui contrôlait aussi cette zone, lui a permis d’échapper à la colère de ses supérieurs.

Mais quand Daech a chassé les autres groupes rebelles quelques mois plus tard, la mère de Khaled a décidé qu’il fallait éloigner son fils, de peur qu’on ne vienne le chercher. "J’avais très peur pour ma famille, et qu’ils viennent m’obliger à combattre", explique le garçon. Il n’avait aucune intention de réintégrer un groupe qui, dit-il, massacre des civils.

Khaled s’est fait faire une fausse carte d’identité et, au mois de novembre, il est parti avec une autre famille qui l’a fait passer pour un des leurs, ce qui lui a permis de franchir les barrages de Daech. Sa mère est restée avec ceux qui ne pouvaient pas se payer ce voyage périlleux. Khaled a soufflé un grand coup quand ses compagnons de voyage et lui-même ont franchi la frontière turque grâce à un passeur. Mais quand ils se sont séparés, le garçon de 15 ans s’est retrouvé tout seul dans un pays qui n’était pas le sien.

Aujourd’hui, cet enfant soldat, devenu réfugié, ne sait pas comment faire pour continuer sa scolarité ou trouver du travail en Turquie. Il dort dans un hôtel avec des étrangers, et survit grâce à l’argent que lui envoient ses frères. Ceux-ci ont trouvé du travail en Arabie saoudite. Il fait tout son possible les rejoindre.

Khaled sait qu’il ne peut pas revenir en arrière, jusqu’à ce jeudi de janvier, et tourner le dos au bureau de recrutement, comme l’avait fait son cousin. Mais il veut dire toute la vérité sur ce groupe extrémiste. S’il l’avait sue, il ne se serait jamais engagé.

Zaher Said (à Sanliurfa, en Turquie), Akbar Shahid Ahmed (à Washington) et Eline Gordts (à San Francisco) ont participé à la rédaction de cet article. Publié à l’origine sur Le Huffington Post (États-Unis), il a été traduit de l’anglais par Bamiyan Shiff pour Fast for Word.

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.