Impossible pour Louis Courville d'oublier la tuerie du 6 décembre 1989. Il y a 25 ans, il dirigeait Polytechnique. Dans un rare témoignage, livré en compagnie de sa conjointe, Jeanne Dauphinais, il livre ses souvenirs vifs et troublants, malgré les années qui ont passé.
Un texte de Dorothée Giroux
Le 6 décembre 1989. Une journée froide, mais une matinée comme les autres pour Louis Courville, directeur intérimaire de Polytechnique. La dernière journée de cours avant la série d'examens de fin de session. À peu près tous les étudiants y sont.
En fin d'après-midi, le directeur en poste depuis quelques mois est en réunion dans son bureau avec le ministre fédéral d'État aux Sciences et à la Technologie, William Charles Winegard, et un autre député fédéral. Le directeur à la recherche de Polytechnique et son adjoint assistent aussi à la rencontre pour l'annonce de la mise sur pied de chaires industrielles. Un événement important pour l'institution.
« Brusquement, la porte s'ouvre, un étudiant arrive en courant dans le bureau. Cela ne se fait pas, entrer en courant dans le bureau. L'étudiant verrouille la porte en disant qu'il y a quelqu'un qui tire dans le corridor. On n'a pas eu à attendre longtemps, Marc Lépine venait de tuer tout près, juste à côté. »
— Louis Courville, directeur intérimaire de Polytechnique au moment du drame du 6 décembre 1989
Les circuits téléphoniques étaient saturés. Quelques minutes plus tard, le téléphone se met à sonner dans le bureau du directeur. « Quand une chose comme ça se passe, on ne sait pas ce qui se passe. »
Ce que Louis Courville sait, par contre, c'est qu'il y a quelqu'un d'armé.
« J'ai entendu coup sur coup des tirs au B-311, juste au-dessus de mon bureau, c'est comme si on tirait ici, puis dans la cantine, qui était juste en dessous. Il tire et j'entends les miettes de béton qui tombent. Je ne peux pas m'imaginer qu'il n'y a qu'une seule personne qui se déplace si vite que cela. Je crois qu'on nous attaque. Qu'est-ce qu'ils veulent? »
— Louis Courville
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Le silence tombe sur les murs
Louis Courville s'attend à voir des hommes armés entrer dans son bureau pour négocier on ne sait quoi. Ensuite, le silence.
Le directeur intérimaire sort de son bureau. Par un geste, sans un mot, un étudiant lui indique où aller. Louis Courville refait le trajet qu'a emprunté le tueur à l'intérieur de Polytechnique : une première salle de cours, la cafétéria, le bureau des finances et ensuite le B-311, là où Marc Lépine s'est suicidé. Le directeur a vu chacune des quatorze étudiantes tuées.
« Je sais qu'il y en a 14, je les ai comptées. Des images de cauchemar qui m'ont hanté longtemps. Ça nous revient en tête. Et surtout, il y a des questions qu'on se pose pour lesquelles il n'y a pas de réponse. »
— Louis Courville
Louis Courville est abasourdi. Il se demande comment on peut avoir simultanément quelqu'un de si méthodique, si organisé, qui planifie. Marc Lépine serait allé à Polytechnique au moins six ou sept fois auparavant, selon la police. Il connaissait l'horaire, il connaissait la place. Quelqu'un d'organisé pour faire le mal.
La dure tâche d'informer les parents
Autre situation difficile pour l'ex-directeur, ce soir-là : répondre aux parents qui veulent savoir si leur fille qui étudie à Polytechnique fait partie des victimes.
« Je suis obligé de dire "Je ne sais pas Madame, je ne sais pas Monsieur". C'est une réponse épouvantable ça. »
— Louis Courville
Louis Courville et sa conjointe, Jeanne Dauphinais, iront par la suite rencontrer la très grande majorité des familles des victimes. Aux mères qui le demandent, ils feront visiter l'endroit où leur fille est morte. Ils rencontreront aussi Monique Lépine, la mère de Marc Lépine, vers la fin du mois de décembre 1989.
« Je me demandais comment j'allais aborder [Mme Lépine]. Elle m'a dit "Pourquoi vous voulez me voir?" Je lui ai répondu "Parce qu'on veut vous rencontrer, comme on a rencontré la majorité des parents. Vous aussi, vous êtes une victime de ce qui s'est passé". On a compris sa souffrance. Elle l'exposait. Elle nous la disait. Mme Lépine ne comprenait pas le geste de son fils. »
— Jeanne Dauphinais, conjointe de Louis Courville
Le contrôle des armes à feu
Louis Courville et Polytechnique ont par la suite instauré de nouvelles mesures de sécurité, mais rien qui puisse transformer l'école en forteresse ou en prison. L'ex-directeur ne s'est jamais prononcé sur la lutte pour un meilleur contrôle des armes à feu. Vingt-cinq ans après la tuerie, Louis Courville tient aujourd'hui à ajouter son mot.
« Dans tout cela, la chose qui me déprime le plus d'une certaine façon, c'est de voir qu'il y a des gestes qui font qu'acheter une arme d'assaut devient plus facile. [...] Pour la guerre, si l'ennemi en a, ou pour les unités SWAT, à la limite. Mais on devrait strictement en rester là. »
« On peut avoir toutes sortes d'avis sur les armes de chasse, mais on ne va pas à la chasse avec un Ruger, ou on ne devrait pas. Il n'y a aucune raison que des citoyens aient des armes d'assaut. »
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