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L'amitié et les nouvelles technologies expliquées par la science

Ces dernières années, les nouvelles technologies ont envahi presque tous les aspects de notre vie sociale. Avec les appareils mobiles comme les téléphones intelligents et la multitude d'applis de messagerie instantanée, on peut nous joindre et nous trouver n'importe où.
Gary John Norman via Getty Images

Ces dernières années, les nouvelles technologies ont envahi presque tous les aspects de notre vie sociale. Avec les appareils mobiles comme les téléphones intelligents et la multitude d'applis de messagerie instantanée, on peut nous joindre et nous trouver n'importe où.

Les réseaux sociaux en ligne comme Facebook et LinkedIn offrent de nouveaux moyens pour suivre les faits et gestes d'un grand nombre de contacts, et nous aident à retrouver des amis perdus de vue. La profusion et l'omniprésence des nouvelles plateformes et appareils technologiques facilitant les interactions sociales pourraient signaler que non seulement nous avons trouvé de nouveaux moyens de communiquer, mais que notre monde social s'est aussi agrandi et transformé. Dans ces conditions, ne serait-ce pas un minimum que ces nouvelles technologies permettent d'améliorer notre capacité à gérer un cercle croissant d'amis proches?

Curieusement, il semblerait que non. La preuve en est fournie par les résultats d'une étude à laquelle j'ai participé, fruit d'une collaboration internationale entre des chercheurs de l'université AALto à Helsinski, l'université d'Oxford et l'université de Chester en Angleterre. Ces résultats viennent d'être publiés dans le magazine Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA (PNAS).

L'étude a suivi 24 étudiants sur une période de 18 mois, alors qu'ils passaient de l'école à l'université ou au travail. Cette période d'observation était particulièrement intéressante pour les chercheurs car elle correspond à un moment où les relations sociales évoluent, avec de nouvelles relations qui se créent et des amitiés existantes qui perdent de leur importance. Lors de nos recherches, pour comprendre ce qui se passait, nous nous sommes appuyés sur la combinaison de deux méthodes assez différentes.

Tout d'abord, on a offert aux participants un téléphone portable et le règlement de 18 mois d'utilisation; en échange de quoi, ils ont accepté que nous enregistrions leur numéro de téléphone, la date, l'heure et la durée de chacun de leurs appels. Ceci nous a permis d'établir une image précise des schémas de communications de chaque participant. Ensuite, tous ont répondu à un questionnaire complet, au début, au milieu et à la fin de l'étude. On a ainsi pu savoir qui étaient les destinataires de leurs appels (famille, amis, etc), mais aussi prendre en compte d'autres interactions sociales comme les rendez-vous, qu'on ne peut évidemment pas voir au téléphone!

Encore plus important, ce sondage nous a permis de diviser la durée totale de 18 mois en trois périodes d'observation de six mois, et de comparer l'activité téléphonique enregistrée avec le degré d'intimité associé par les participants à chaque relation. En fin de compte, il y avait une forte corrélation entre le nombre d'appels passés et le degré d'intimité associé à la relation; ceci justifiait du coup notre utilisation d'une cartographie des appels pour observer les changements d'intensité des relations sociales.

Cette image représente les réseaux créés par les appels téléphoniques (en bleu) passés par les participants durant l'étude (en jaune) et les liens d'amitié entre les participants (en rouge), durant la première moitié de la phase d'observation (image reproduite avec l'aimable autorisation du Dr. Jari Saramäki de l'Université Aalto en Finlande).

Marque sociale

Qu'ont donc révélé les données détaillées que nous avons récupérées? On répondra à cette question plutôt grâce à une caractéristique que nous avons nommée la "marque sociale" d'un individu, et en observant sa façon d'évoluer avec le temps.

Prenez l'un de nos participants durant la première phase d'observation. Il ou elle appellera certaines personnes très souvent, d'autres juste occasionnellement, mais dans les deux cas, il s'agira de personnes de sa famille, d'amis intimes et de connaissances moins proches. Si on établit un classement des personnes appelées par notre participant, en plaçant en tête la personne la plus contactée, et ainsi de suite, alors on peut établir un profil de la façon dont le participant répartit ses appels entre diverses relations sociales. Ce profil constitue ce que nous appelons "la marque sociale"; elle reflète quelle portion d'appels reçoit la personne contactée le plus par un participant, et ainsi de suite, jusqu'à la personne qu'il appelle le moins. Alors, que nous dit donc cette "marque sociale"?

Tout d'abord, permettez-moi d'évoquer une caractéristique générale retrouvée dans les "marques sociales" de tous les participants. Le nombre de personnes que ces derniers contactaient souvent, avec lesquelles ils avaient un lien particulièrement fort, était relativement faible. En revanche, beaucoup de gens moins proches étaient appelés moins souvent.

En deux mots, on peut avoir cinq amis proches et 20 connaissances, mais pas souvent l'inverse. Si l'on observe plus en détails la "marque sociale", on remarque des variations entre les participants, l'un ayant trois amis proches, quand un autre en a sept. Cette hétérogénéité entre différents individus est, de fait, la raison pour laquelle nous avons choisi le terme de "marque".

Le fait peut-être le plus intéressant à ce sujet est que lorsqu'on a observé cette "marque sociale" sur les trois périodes des six mois consécutifs, on a remarqué qu'elle était restée assez stable. Ça vaut le coup de réfléchir un moment sur la raison pour laquelle c'est assez surprenant.

Le monde social de nos participants était à l'époque en pleine transition, avec des changements dans les amis proches et moins proches. Au terme de nos recherches, l'identité de certains des intimes des participants avait changé, et ces relations étaient donc entretenues avec des individus complètement différents. Malgré cette rotation des personnes impliquées dans la relation, la portion d'appels passés par les participants correspondant à un rang établi (soit la "marque sociale") est restée largement inchangée.

Comment donc interpréter cette persistance de la "marque sociale" de quelqu'un? La raison réside en ce que nos liens sociaux sont régis par des contraintes spécifiques.

Le temps: la première contrainte commune mais tout aussi inéluctable est que nous n'avons qu'un temps limité pour entretenir nos liens sociaux;

Le capital émotionnel: la seconde contrainte est le fait qu'une relation intime demande un investissement émotionnel considérable, et que ce dernier a aussi ses limites.

Les limitations cognitives: la troisième contrainte est d'ordre biologique. Elle concerne le fait que les limites cognitives de notre cerveau imposent aussi des limites aux relations sociales qu'on peut entretenir. A ce sujet, mon collègue Robin Dunbar a développé une hypothèse fascinante, basée sur des preuves venant aussi bien de primates que d'humains, et qui suggère une étroite corrélation entre l'évolution du cerveau humain et celle de la taille et de la structure des communautés sociales dans lesquelles on est intégré.

Ces trois facteurs (temps, capital émotionnel, limitations cognitives) peuvent expliquer pourquoi la "marque sociale" d'un individu ne change pas à mesure du temps. Pour revenir à la question de départ et en la reformulant: les nouvelles technologies peuvent-elles changer profondément les trois facteurs estimés et façonner notre façon d'interagir socialement? Si l'on se base sur le comportement de nos participants, aujourd'hui, j'aurais tendance à répondre que non.

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Felix Reed-Tsochas est Maître de conférence en Systèmes Complexes à la Saïd Business School, de l'Université d'Oxford.

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