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Sortie du troisième roman de Kim Thuy, une maîtresse des mots (ENTREVUE)

Sortie du troisième roman de Kim Thuy, une maîtresse des mots (ENTREVUE)
Rafal Maslow

Avec la publication de Ru, Kim Thuy était loin de se douter que ses mots allaient être traduits dans toutes les langues, qu’elle remporterait des prix d’envergure et qu’elle marquerait le cœur de milliers de personnes. Quatre ans après la sortie de son premier roman, elle invite les lecteurs à découvrir de nouvelles facettes de la vie et du Viet Nam, avec le même amalgame d’humilité, de curiosité et de passion excessive pour la beauté du monde.

Malgré les éloges qui fusent de toutes parts depuis ses débuts dans le monde littéraire, Kim Thuy refuse le titre d’écrivaine, se décrivant plutôt comme une maîtresse des mots. « J’aime l’idée d’être soumise aux mots et de me mettre à leur service. J’ai l’impression que mon écriture n’arrivera jamais à maturité et que je vais constamment progresser dans mon style et ma réflexion. Dans la vie en général, je n’ai pas l’impression qu’on nait humain, mais qu’on apprend à le devenir. Même si on est capable de boire ou de manger instinctivement, il faut beaucoup de temps pour savoir déguster les textures et les saveurs.»

Après la publication de Ru et du roman À toi, écrit avec l’auteur Pascal Janovjak, Thuy affirme qu’elle a encore beaucoup d’éléments à peaufiner. « Je ne pense pas maîtriser le français mieux qu’en écrivant Ru, mais je suis plus consciente de mes doutes, et ça me pousse à fouiller plus souvent dans le dictionnaire. Par contre, j’ai beaucoup appris sur l’écriture en faisant le travail d’édition de mes trois livres. J’arrive à mieux analyser un texte, le rythme des mots, le mouvement d’une phrase et le souffle d’une histoire. »

« La beauté est dans l’invisible »

Même si son sourire ravageur et son rire de gamine retiennent l’attention partout où elle va, Thuy affirme qu’elle souhaite passer inaperçue, dans l’écriture comme dans la vie. « Pour moi, la beauté est dans l’invisible. Quand je reçois des invités à la maison et que je leur prépare un repas cinq services, je veux que tout semble fait sans effort. Et je n’ai pas besoin qu’on me complimente. Je préfère qu’on parle d’une épice ou d’un aliment. En lisant Man, j’espère que les gens ne me verront pas. Je veux qu’ils voient mon univers, mais pas ma personne, ni mon travail. Je veux mettre de l’avant l’histoire et les mots. »

Une de ses plus grandes hantises est d’ailleurs que la lecture de ses œuvres soit ardue. « J’ai toujours peur que mes romans imposent une concentration trop élevée aux lecteurs. Mon but ultime est d’être légère comme une caresse et que les gens la ressentent sans effort. »

Man: histoires d’immigration et d’exils

Sollicitée de toutes parts depuis quatre ans, Kim Thuy a écrit son troisième roman dans les trains, les avions et les hôtels du monde entier, profitant d’une capacité à travailler sans confort et à se couper du monde extérieur.

À travers les 145 pages du roman, elle confectionne une courtepointe de personnages issus de l’immigration, dont les destins s’entremêlent avec grand doigté. « Très souvent, les immigrants sont si réservés qu’on tient pour acquis qu’ils n’ont rien à raconter. Pourtant, plusieurs ont des vies extrêmement riches! Récemment, j’ai découvert que mon poissonnier avait vécu dans 11 pays et qu’il avait franchi plusieurs frontières à pieds. Quand on prend la peine de leur poser des questions, on a juste envie de passer une journée entière à les écouter. J’avais envie de soulever le voile sur ces personnages. »

Si certains lecteurs auront l’impression que Thuy a choisi de ne plus parler d’elle comme elle le faisait dans Ru, la principale intéressée est d’avis qu’elle racontait déjà une histoire bien plus grande qu’elle dans son premier roman. « Je m’étais prise comme ligne conductrice pour parler des boat people, mais je n’ai jamais eu la prétention de parler de moi et je ne crois pas mériter un livre complet sur ma petite personne. Peut-être que de l’extérieur les gens sont curieux de me connaître, mais je trouve ma vie bien ordinaire et sans obstacle. Même mon expérience de boat people s’est bien passée. Nous n’avons pas croisé de pirates, il n’y a pas eu de viols et nous n’avons pas coulé. Il n’y avait rien de dramatique. Lorsque j’ai écrit Ru, je voulais surtout raconter la vie de toutes ces personnes qui risquent d’être oubliées. »

À la lecture de Man, on découvre un lieu où les pronoms personnels existent pour rester impersonnels, un père qui exige de ses enfants qu’ils apprennent un poème où la pureté et l’abnégation de l’âme vietnamienne sont dépeintes, des hommes et des femmes qui quittent leur famille pour une cause collective qui éclipse leur vie individuelle, une mère qui se cache dans un village où elle n’aura qu’à suivre, à défaut d’être forcée à vivre, et cette jeune femme qui grandit sans rêver, évoluant dans un état de satisfaction et d’assouvissement.

On voit également passer des histoires de bonne humeur qui éclate dans un ventre comme du maïs soufflé. On apprend que les cadeaux de fiançailles doivent être emballés de rouge, synonyme de bonne fortune pour les nouveaux mariés. On pénètre dans un restaurant où le menu suit l’envie de ses clients et le hasard de leurs souvenirs. On réfléchit sur cette idée de ne jamais insulter quelqu’un lors d’un conflit, même lorsqu’il est fautif, car une telle action impose d’être empli de colère, de sang et de venin. Et on est initié aux vertus des bracelets de jade qui forcent les mouvements à se ralentir, imposant l’élégance à chacun des gestes.

Une phrase après l’autre, Kim Thuy continue de nous faire découvrir le Viet Nam à travers son histoire, son vocabulaire, sa nourriture et ses coutumes. « Je suis comme un témoin de Jéhovah qui frappe à la porte de tout le monde pour transmettre ce que j’aime et ce qui me touche. Quand il y a une tempête de neige, je suis du genre à trouver ça tellement beau que j’appelle tout le monde pour m’assurer qu’ils la voient. J’ai aussi l’habitude d’arrêter la voiture pour montrer des magnolias à mes fils et mon mari. Je veux qu’ils voient ce que je vois. Quand je reçois des fleurs, je les regarde et je les partage avec les autres par la suite, pour qu’on soit plusieurs à en profiter. »

En plus de nous faire raconter le destin heureux et tragique des immigrants, Man permet aux lecteurs de découvrir à quel point Kim Thuy est la plus grande des romantiques. « Je suis romantique dans tout, pas juste en amour. Mon cœur est tellement plein qu’il pourrait exploser. Je me demande souvent comment je peux absorber toute la beauté qui m’entoure. En général, c’est trop, c’est essoufflant.»

Man sort en librairies le 3 avril, mais il est déjà disponible en format numérique sur les sites de archambault.ca, renaud‐bray.com, ruedeslibraires.com

Extrait de Man : « Maman et moi, nous ne nous ressemblons pas. Elle est petite, et moi je suis grande. Elle a le teint foncé, et moi j’ai la peau des poupées françaises. Elle a un trou dans le mollet, et moi j’ai un trou dans le cœur. »

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