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Chypre : pourquoi la Russie protège ses exilés fiscaux

Pourquoi Poutine protège ses exilés fiscaux à Chypre
AFP

CHYPRE - Vladimir Poutine peut savourer sa victoire dans le dossier chypriote. Après avoir rejeté les conditions du plan d'aide européen mardi, Nicosie a définitivement entériné l'option jeudi : les comptes bancaires chypriotes ne seront pas ponctionnés... et les milliards d'avoirs russes non plus !

Les dirigeants politiques se sont donc entendus sur la création d'un fonds d'investissement (traduisez: "de solidarité") qui devra lever 5,8 milliards d'euros. La Russie a d'ores et déjà annoncé qu'elle y participera, non sans un certain plaisir.

Jeudi, Dmitri Medvedev avait menacé de revoir la part de l'euro dans les réserves russes si le règlement de la crise financière proposé par l'UE lésait les intérêts russes. Un règlement jugé "inadéquat", qu'il a promis d'aborder "avec mon vieil ami José Manuel Barroso". Le président de Commission européenne était en effet à Moscou pour tenter d'apaiser les tensions...

Mais pourquoi Moscou tenait-il, à tout prix, à faire empêcher la taxation des comptes bancaires chypriotes ? En effet, il n'est guère fréquent qu'un pays vole au secours de ses ressortissants exilés fiscaux. Les brebis égarées sont davantage incitées à retrouver le chemin de la terre natale, c'est d'ailleurs ce que l'Italie, l'Allemagne ou la France ont fait récemment. La Russie ne devait-elle pas se féliciter de voir revenir ses fonds, que l'on estime à plus de 20 milliards d'euros?

Au Kremlin, la situation chypriote est de la toute première importance. Vladimir Poutine s'en était d'ailleurs ému lundi. "Injuste, dangereuse et non professionnelle", c'est par ces mots que le président russe avait qualifié la taxe, finalement refusée par le parlement chypriote, sur les dépôts bancaires. On voit difficilement Bernard Cazeneuve, nouveau ministre du Budget après la démission de Jérôme Cahuzac, s'insurger d'une telle situation.

"La position russe est tout à fait iconoclaste en la matière", concède au HuffPost Arnaud Poutier, analyste chez IG Markets. Pour lui, il faut regarder du côté "des cercles politiques et d'affaires moscovites particulièrement bien implantés à Chypre". L'agence Moody's estime à 19 milliards de dollars les seuls avoirs des sociétés russes, auxquels s'y ajouteraient 12 milliards de dollars d'avoirs de banques russes dans des établissements chypriotes. Au total, près de 22% du système bancaire de Chypre serait de nationalité russe, selon le cabinet de gestion d'actifs Alfa Capital.

  • Moscou ne veut pas faire de cadeau à l'Europe

"Le gouvernement ne veut pas que ces fonds soient taxés par l'Europe", prévient Marc Fiorentino, président de Monfinancier.com, également contacté par Le HuffPost. "Cela représenterait des sommes beaucoup trop importantes", note-t-il. En effet, si le projet de taxe sur les dépôts bancaires de la troïka avait été appliqué, les déposants russes auraient été ponctionnés entre 2 et 3 milliards d'euros.

Mais avec l'échec des négociations entre Nicosie et l'Union européenne, la Russie a un autre intérêt en ligne de mire: "Elle pourrait se faire passer pour le chevalier blanc, en venant en aide à un pays en perdition", décrypte l'économiste Marc Touati, par ailleurs contributeur sur Le HuffPost. "Moscou a tout intérêt à pousser l'Europe dans ses retranchements afin de la déstabiliser", commente-t-il. Le premier ministre Dmitri Medvedev ne s'en est d'ailleurs pas privé mercredi soir, en affirmant que l'UE et Chypre avaient commis "toutes les erreurs possibles".

Dans un scénario rocambolesque, Nicosie pourrait en effet rompre avec Bruxelles et se tourner vers la Russie. Une hypothèse pas si farfelue, car le ministre des Finances chypriotes a sauté dans un avion pour entamer des négociations avec le Kremlin. Et cela, quelques minutes après le rejet du plan d'aide international...

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La contestation populaire à Chypre

  • Il y a du gaz dans l'eau...

Beaucoup moins politique et beaucoup plus pragmatique, l'une des raisons de l'intérêt russe pour l'île concernerait des gisements gazeux situés dans le sous-sol chypriote. Selon la presse russe, citée par France 24, la Russie serait prête à soutenir financièrement la petite île "en échange de licences exclusives de prospection gazières".

Le plus gros gisement de gaz de ces dix dernières années se situe en effet à Chypre. Son nom? Aphrodite, dont la valeur était estimée en 2012 à 2000 milliards d'euros! Avant d'être... réévaluée en janvier dernier! Une déesse que Chypre ne peut exploiter faute de moyens techniques et financiers (les investissements se chiffrent en milliards d'euros) mais que la Russie serait ravie de pouvoir séduire, avec comme tête de pont le géant public Gazprom bien entendu.

Si un tel accord semble juteux, quelques bémols sont à noter pour le Kremlin: le gisement ne sera pas rentable avant des années et, surtout, sa valeur n'est encore qu'une estimation. Si l'ambassadeur de Chypre en Grèce a double ses estimations en janvier dernier, d'autres experts évoquent de leur côté un potentiel de 600 milliards d'euros. Ce qui resterait toujours une bonne affaire par rapport aux 5,8 milliards d'euros d'aides demandés par Chypre (cliquez ici pour lire l'article de France 24).

  • Chypre, le cheval de Troie russe

Selon Marc Fiorentino, la petite île est considérée comme "la base arrière de l'économie russe". Chypre est le cheval de Troie russe, permettant de mettre un pied dans la zone euro pour de grandes sociétés, comme le groupe gazier Gazprom ou la compagnie aérienne Aeroflot.

Un pied-à-terre où il fait bon vivre... 40.000 Russes ont élu résidence dans la petite île et des milliers d'autres y possèdent une résidence secondaire. A tel point que, comme le souligne La Tribune, la ville de Limassol située au sud de Chypre a été humoristiquement rebaptisée par les Russes 'Limassolgrad'.

  • L'argent russe s'en va... et revient

Mais si nombre de milliardaires installent à Chypre leurs sociétés pour bénéficier des avantages fiscaux, il faut savoir qu'ils réinvestissent leur argent en Russie. Soucieuse d'attirer des capitaux, Nicosie n'impose les entreprises qu'à hauteur de 10%, soit bien loin des 30% de ses voisins européens.

Ce que l'on sait moins, c'est que Chypre est... le premier pays investisseur en Russie! Selon une note privée d'Alfa Capital, le rapport entre les entrées et les sorties de capitaux russes à Chypre ne ferait apparaître qu'un excédent de 200 millions d'euros alors que les dépôts, eux, dépassent les 20 milliards. Autant dire que dans sa grande majorité, l'argent arrive à Chypre et repart en Russie.

Bien entendu, ce cordon ombilical a comme une odeur de blanchiment d'argent, ce qu'ont mis en lumière les services secrets allemands.

Ainsi, quand Chypre est forcée d'échanger les informations sur les intérêts versés aux investisseurs de tous les Etats membres de l'UE, la Russie reste protégée.

Mais il ne s'agit pas là de la seule raison. Des démarches tout à fait légales sont conduites par des milliardaires russes afin de protéger leurs fonds, et échapper à l'insécurité du système juridique et fiscal dans leur propre pays. Quitte à réinvestir leur pactole ensuite dans leur mère patrie...

Pas étonnant que la Russie bichonne autant ses exilés fiscaux...

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