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Irak, 10 ans plus tard: le «Non» de Jean Chrétien demeure un moment marquant pour le Canada

Irak, 10 ans plus tard: le «Non» de Jean Chrétien demeure un moment marquant pour le Canada
CP

La décision du premier ministre libéral Jean Chrétien, en 2003, de ne pas être solidaire de l'invasion de l'Irak ordonnée par le président américain George W. Bush était une expression très publique — et rarissime — de la souveraineté canadienne. Plusieurs ont d’ailleurs craint que cette prise de position entache les relations canado-américaines pour de nombreuses années à venir.

Il en allait de même pour l'homme derrière la décision; il s'agira d'un des points culminants des 40 années de sa carrière politique, dont 10 années en tant que premier ministre du Canada. C'était là une courageuse déclaration d'indépendance qui avait l'aval de la plupart des Canadiens malgré l'alignement historique du Canada sur les politiques militaires américaines — incluant la première guerre du Golfe, la guerre en Afghanistan et la guerre de Corée.

«Il n'y a pas eu d'amertume, mais c'est certain que le président et [le premier ministre anglais] Tony Blair étaient très, très déçus», s’est souvenu Jean Chrétien alors qu’on souligne ces jours-ci le 10e anniversaire de la guerre d'Irak (dite Operation Iraqi Freedom).

«Nous sommes un pays souverain et c'était une excellente occasion d'exprimer cette souveraineté», a confié l'ex-premier ministre au Huffington Post.

C'était le 17 mars 2003, moins de neuf mois avant sa démission du poste de premier ministre. Jean Chrétien s'était levé à la Chambre des communes et avait déclaré: «Si une action militaire est lancée en l’absence d’une nouvelle résolution [du Conseil de sécurité des Nations unies], le Canada ne s’y joindra pas.»

Sa déclaration fut suivie d'un tonnerre d'applaudissements par une majorité de députés, et un sondage commandé par le Toronto Star indiquait alors que sept Canadiens sur dix appuyaient sa décision.

À l'époque, le Canada participait déjà à la guerre au terrorisme menée par les États-Unis en Afghanistan, un exercice militaire dans lequel 158 Canadiens auront trouvé la mort lorsque le Canada mettra fin à ses opérations en 2011.

Jean Chrétien se souvient bien de la pression qu'il ressentait des deux camps sur la question irakienne: le peuple semblait divisé tandis que de nombreux éditorialistes et commentateurs l'encouragaient à dire «oui».

Même Stephen Harper, alors leader de l'opposition officielle à la tête de l'Alliance canadienne, avait cosigné avec Stockwell Day, alors critique en matière de politique étrangère, une lettre ouverte publiée par le Wall Street Journal dans laquelle il affirmait son désaccord profond avec le premier ministre et son appui à l'invasion de l'Irak.

«Il s'agit d'une grave erreur», écrivait-il. «L'Alliance canadienne, l'opposition officielle à la Chambre des communes donne son appui à l'invasion de l'Irak par les États-Unis et l'Angleterre parce qu'elle partage leurs inquiétudes quant à l'avenir de ce pays s'il est laissé à lui-même, et elle partage également leur vision fondamentale de la civilisation et des valeurs humaines.»

Le texte se poursuit sous la galerie photos de nos collègues du Huffington Post Canada:

Former prime minister Jean Chretien

What Leaders Said About Iraq In 2003

En 2008, alors devenu premier ministre, Stephen Harper a changé son fusil d'épaule et avoué qu'il considérait désormais que cette guerre était une erreur.

Quoi qu'il en soit, Jean Chrétien n'en dérogerait pas: le Canada ne participerait pas à cet effort de guerre sans une résolution des Nations unies.

«Ce n'était pas une décision facile à prendre, car c'était la première fois que les Américains et les Britanniques partaient en guerre et que le Canada n'était pas à leurs côtés» se souvient Jean Chrétien. «J'étais convaincu qu'il n'y avait pas d'armes de destruction massive en Irak et notre rôle n'est pas de jouer la police auprès des dictateurs de ce monde. Si c'était le cas, nous serions perpétuellement en guerre», conclut-il.

Deux jours plus tard, les États-Unis ont lancé leur offensive avec l'appui de la Coallition of the Willing, la force armée multinationale de 49 pays assemblée par le président Bush malgré l'absence d'une autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies.

Paul Heinbecker, l'ambassadeur canadien aux Nations unies jusqu'en décembre 2003 était les yeux et les oreilles de Jean Chrétien au sein de l'institution qui devait décider si elle autoriserait son membre le plus puissant à attaquer un autre pays.

Au cours des mois qui ont précédé cette invasion, les États-Unis ont tenté avec acharnement d'obtenir l'aval du Conseil de sécurité pour envahir l'Irak et déposer Saddam Hussein du pouvoir, prétendant que celui-ci avait accumulé des armes de destruction massive et représentait «un danger pour le monde entier».

Heinbecker se tenait au fait des preuves offertes à cet effet et demeurait en contact étroit avec Jean Chrétien pour lui offrir conseil. Il s'est opposé à la guerre et a suggéré qu'on accorde plus de temps aux enquêteurs des Nations unies, menés par Hans Blix, afin de trouver les supposées armes de destruction massive irakiennes.

«J'étais très sceptique des preuves présentées devant le Conseil de sécurité au sujet de la situation irakienne», a confié Heinbecker au Huffington Post.

Ce scepticisme se reflétait clairement dans les rapports qu'il envoyait à Ottawa et qui contredisaient d'autres informations que recevait le premier ministre.

«Ses vis-à-vis, notamment les Britanniques, lui disaient que cette opération serait un jeu d'enfant, que l'autorisation d'aller en guerre viendrait assurément et que ce serait bon pour le Canada d'être de la partie», se souvient Heinbecker. «Pour ma part, je lui disais que rien n'indiquait que le Conseil de sécurité allait donner son aval. Personne à New York n'était convaincu de la nécessité de cette invasion.»

Heinbecker ne croyait pas les affirmations américaines et britanniques voulant que l'Irak s'approvisionnait en uranium africain et affirme que ces déclarations étaient très évidemment fausses pour quiconque se donnait la peine d'y regarder d'un peu plus près.

Selon lui, on peut entièrement attribuer cette guerre à l'hybris et à l'émotivité des Américains.

«Les Américains se sont emparés de l'information et l'ont ponctuée de points d'exclamation là où ils auraient dû utiliser des points d'interrogation», laisse-t-il tomber. «Tout ce qu'ils voulaient, c'est administrer une bonne raclée à quelqu'un à la suite du 11 septembre, et l'Irak était le candidat idéal pour ça.»

De plus, Washington avait mal évalué ses appuis au sein du Conseil de sécurité, d'autant que plusieurs des pays dont il avait l'appui — notamment l'Irlande, Singapour et la Colombie — allaient être remplacés par d'autres, moins sympathiques à ses positions, soit l'Allemagne, le Pakistan et le Chili.

«Si on devait définir tout ça en un seul mot, je dirais que c'est hybris: les Américains étaient convaincus qu'ils pouvaient faire à peu près tout ce qu'ils voulaient et qu'ils obtiendraient de facto l'appui de tout le monde» constate Heinbecker. «C'est ce qui s'est produit avec l'appui d'Ottawa: ils ont carrément présumé que l'appui d'Ottawa viendrait automatiquement, peu importe ce qu'ils décideraient, et l'appui d'Ottawa ne s'est pas matérialisé.»

Non seulement Jean Chrétien n'a-t-il pas donné son accord à cette guerre, mais il a également porté conseil auprès des deux nouveaux membres des Amériques au Conseil de sécurité, le Mexique et le Chili. Ces deux pays se sont engagés à s'aligner sur la position canadienne, puisque le pays possédait plus d'expérience au sein de l'institution, ce qui n'a pas manqué d'irriter encore plus les États-Unis.

La proposition de résolution pour l'invasion de l'Irak a été abandonnée le 17 mars 2003, lorsqu'il est devenu clair que les États-Unis et leurs alliés au sein du Conseil de sécurité — l'Angleterre, un membre permanent, et l'Espagne — n'arriveraient pas à récolter les 9 votes requis pour obtenir l'adoption de la résolution. Les États-Unis ont annoncé l'échec des voies diplomatiques et ont envahi l'Irak avec la coalition multinationale.

Bien avant de faire sa déclaration contre l'invasion à la Chambre des communes, Jean Chrétien a eu des conversations candides avec George W. Bush et Tony Blair au cours desquelles il a clairement dit que la participation du Canada à une telle invasion dépendrait entièrement d'une résolution du Conseil de sécurité.

Il se souvient, lors d'une visite officielle en Afrique du Sud en 2002, avoir discuté avec Tony Blair de ses doutes concernant les armes de destruction massive prétendument en possession de Saddam Hussein, l'argument central pour déposer ce dernier du pouvoir. Selon lui, le choix de s'en prendre à l'Irak plutôt qu'au Zimbabwe de Robert Mugabe se résumait au fait que l'Irak possédait du pétrole.

«Je lui ai clairement dit que nous serions à leurs côtés s'il y avait une résolution, mais que sans elle, ils n'auraient pas notre appui», raconte Jean Chrétien.

Puis, lors de la cérémonie d'inauguration du pont Ambassadeur entre Windsor et Detroit, en septembre 2002, Jean Chrétien a carrément dit à George W. Bush qu'il ne croyait pas que les preuves contre l'Irak étaient suffisantes pour obtenir une résolution des Nations unies.

Michael Kergin, l'ambassadeur canadien aux États-Unis de l'époque qui se décrivait lui-même comme «le nexus de la communication diplomatique», dit s'être assuré que le Conseil de sécurité nationale, le Département d'État et le Comité des chefs d’États-majors interarmées étaient informés de la position de Jean Chrétien.

Kergin était de toutes les rencontres diplomatiques au cours des mois qui ont précédé l'invasion, alors même que la planification militaire battait son plein dans les coulisses de Washington. Il est convaincu que rien n'aurait pu faire changer les États-Unis d'idée, peu importe que les Nations unies adoptent une résolution on pas. Tout n'était plus qu'une question de timing. Lorsqu'il est devenu apparent que les États-Unis n'obtiendraient pas cette résolution et que le Canada ne changerait pas sa position à ce sujet, Kergin affirme avoir été exclu des rencontres.

Selon lui, la déclaration de Jean Chrétien n'a surpris personne dans les hautes sphères diplomatiques, puisque tout le monde était au courant depuis plusieurs mois.

Quelques jours après le début de l'invasion, l'ambassadeur américain au Canada, Paul Cellucci, a fait une déclaration au langage on ne peut plus clair: «Nous somme déçus que certains de nos alliés les plus proches, notamment le Canada, n'ont pas vu comme nous l'urgence de cette intervention militaire contre l'Irak.»

Néanmoins, selon Kergin, le message était plutôt mou, diplomatiquement parlant.

«Ils se disaient "déçus" que le Canada ne fasse pas partie de la force armée multinationale, et diplomatiquement, le mot n'a pas beaucoup de poids», explique-t-il au Huffington Post.

Dans les coulisses, toutefois, Kergin a eu à gérer de nombreux députés du Congrès américain qui, eux, n'ont appris la non-participation du Canada à l'invasion qu'à travers la déclaration de Jean Chrétien à la Chambre des communes qui fut reprise par les réseaux de télévision américains. Ceux-ci accusaient le Canada d'être un ami opportuniste qui abandonnait les États-Unis lorsqu'ils en avaient le plus besoin.

«Les membres du Congrès m'ont vraiment donné du fil à retordre», se rappelle Kergin.

En fin de compte, les répercussions pour le Canada ont été minimes: quelques députés du Congrès américain en colère, quelques boycottages de produits canadiens — notamment le sirop d'érable du Québec —, et l'annulation d'une visite de George W. Bush à Ottawa prévue en mai 2003.

Aucune des répercussions anticipées sur le commerce et les contrats militaires accordés à des entreprises canadiennes ne se sont concrétisées.

«Ce qu'il faut bien comprendre au sujet des États-Unis, c'est qu'ils savent séparer politique et capitalisme», explique encore Kergin, ajoutant que le Pentagone avait en quelque sorte les mains liées en ce qui concerne le Canada à cause de son rôle-clé en Afghanistan.

Le fait que les prédictions pessimistes ne se matérialisent pas à la suite du refus du Canada de s'enligner sur son voisin du Sud avait par ailleurs un précédent; l'opposition du Canada à la guerre du Vietnam, souligne Heinbecker.

«Avec le recul, on peut sans risque affirmer que (le président américain Lyndon B.) Johnson s'était trompé sur toute la ligne, que nous avions raison et qu'au final, il n'y a pratiquement eu aucune conséquence négative en réaction à notre choix,» poursuit-il, tout en concluant que «la même chose s'est produite en ce qui concerne l'invasion de l'Irak.»

D'ailleurs, la position canadienne s'est avérée presque visionnaire, puisque le conflit s'est enlisé et l'opinion publique américaine s'y opposait de plus en plus.

«L'histoire a prouvé que ce fut une terrible décision de la part des États-Unis,» croit Heinbecker. En effet, cette guerre a déjà coûté environ 2000 milliards de dollars et coûté la vie à plus de 189 000 personnes (en incluant la population civile, les soldats, les organisations humanitaires, les médias, etc).

Quant à lui, Jean Chrétien cite un récent sondage Angus-Reid qui démontre que 55% des Américains croient désormais que le Canada et les autres pays qui ont refusé de se joindre à la coalition ont eu raison de ne pas le faire.

«Maintenant que l'histoire semble nous avoir donné raison, on me dit souvent que j'ai pris une très sage décision», confie l'ancien premier ministre.

Toutefois, même s'ils ne regrettent aucunement la décision du Canada, Kergin et Heinbecker croient tout de même que l'annonce de cette décision aurait pu se faire avec plus de diplomatie.

«C'était la bonne décision, mais elle n'a pas été communiquée de la bonne façon», explique Heinbecker, se remémorant «l'atmosphère de cirque» qui régnait à la Chambre des communes durant la période des questions qui a suivi la déclaration de Jean Chrétien.

«Alors qu'il aurait dû régner une atmosphère solennelle, nous avons plutôt eu droit à un tonnerre d'applaudissements que beaucoup d'Américains ont mal pris», raconte Heinbecker.

Michael Kergin croit que le Canada aurait pu faire preuve de plus de retenue lors de cette déclaration. Il raconte avoir pris le téléphone pour s'expliquer auprès de ses contacts dès l'instant où les applaudissements se sont fait entendre à la Chambre des communes.

«Je ne savais pas précisément quand l'annonce serait faite, et je conseillais fortement à mes gens à Ottawa de prévenir les Américains, mais on n'a pas tenu compte de mes recommandations», se remémore le diplomate. «Je crois que c'est le timing de la déclaration et la façon dont elle a été faite qui nous ont valu le plus de publicité négative et qui ont alimenté l'irritation des Américains, bien plus que la décision elle-même, puisqu'ils étaient au courant de celle-ci depuis un bon moment.»

Quoi qu'il en soit, l'ancien premier ministre affirme n'avoir aucun regret en ce qui a trait à la façon dont il a dit au monde entier qu'il allait tenir tête à son voisin.

«Selon moi, les Canadiens attendaient une décision et je crois que c'était important de leur annoncer à eux, d'abord et avant tout», affirme Jean Chrétien.

«[Les Américains] ont peut-être été un peu surpris, mais comme me le disait un jour Andrew Card [chef de cabinet à la Maison Blanche], “vous avez été très clair avec nous, vous ne nous avez aucunement trahis. Nous étions déçus, mais nous savions ce que vous alliez dire” », raconte l'ancien premier ministre. «Certains pensaient que vous changeriez d'idée à la dernière minute, et ils ont été très surpris de constater que ce n'était pas le cas», lui avait aussi dit Card.

«Une chose est sûre: ils n'ont jamais pu dire que ma position n'était pas claire!» conclut Jean Chrétien.

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