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Jacques Hébert, trouble-mémoire d'outre-tombe pour Duplessis

On peut, à juste titre, contester la déontologie des policiers et interroger les mœurs des entrepreneurs en construction, mais on ne remet pas en doute l'éthique des historiens.
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La mode est aux réhabilitations, a écrit Georges-Émile Lapalme dans « Le vent de l'oubli », le deuxième tome de ses Mémoires que le premier titulaire du ministère québécois des Affaires culturelles a rédigés dans la seconde moitié des années soixante. Et « comme l'Histoire est une maîtresse peu fidèle et peu exigeante, a poursuivi avec amertume le mémorialiste, elle couche souvent avec n'importe qui. Pourquoi pas, a-t-il conclu, avec Maurice Duplessis? »

Bien que lapidaire, la formule de Lapalme conçue pour exprimer les aléas dans l'interprétation du passé de même que l'instrumentalisation dont il peut être l'objet permet de comprendre pourquoi, dix ans après sa mort, Jacques Hébert (1923-2007) a plus que jamais mauvaise presse aujourd'hui dans certains cercles d'historiens et d'intellectuels québécois. Ceux-ci lui reprochent, à lui et à d'autres de sa génération, d'avoir créé un mythe intéressé, celui de la Grande noirceur, et d'avoir outrancièrement sali, en sombrant dans le manichéisme, la mémoire de l'ancien premier ministre du Québec, Maurice Duplessis.

Pour en évaluer la teneur, les blâmes adressés au fondateur de Jeunesse Canada Monde et de Katimavik se doivent toutefois d'être situés eux aussi dans un contexte historique précis, celui où depuis quelques décennies la réhabilitation de Duplessis et de son régime va bon train, soit dans un style académique feutré et étayée à coups de « nuances », soit promue sans inhibition. L'exemple le plus achevé dans ce dernier domaine étant le livre de Martin Lemay À la défense de Maurice Duplessis (Québec-Amérique, 2016), un essai préfacé par Mathieu Bock-Côté, sociologue et chroniqueur néoconservateur qui plaide pour un nationalisme identitaire et pour qui l'histoire constitue un champ de bataille idéologique de première importance.

Hissant Duplessis sur le podium du « plus grand premier ministre de l'histoire du Québec », Martin Lemay ravale dans son livre Hébert au rang de « pape de la Grande noirceur », de « Saint-Pierre de l'antiduplessisme » pour avoir créé, élaboré et propagé dans toutes les sphères de la société le mythe de la Grande noirceur en tant que premier des apôtres. Jacques Hébert avec d'autres tels que le peintre Paul-Émile Borduas, auteur du manifeste Refus global, « ont tenté grossièrement de nous abuser », soutient Lemay, eux qui ont dressé un portrait de cette période qui relève de la « gigantesque mystification ».

De telles énergies déployées contre Hébert et son supposé discours trompeur sont investies, soulignons-le, alors qu'au même moment des pans entiers du passé d'avant la Révolution tranquille continuent à être occultés. Sur la place publique comme dans les colloques, la discussion ne porte pas non plus sur les réflexes corporatistes et d'ostracisme en latence dans le monde des historiens québécois, des réactions qui s'expriment plus ouvertement quand vient le temps de marginaliser les pairs qui sont porteurs d'un discours dérangeant.

On peut, à juste titre, contester la déontologie des policiers et interroger les mœurs des entrepreneurs en construction, mais on ne remet pas en doute l'éthique des historiens.

Les débats ne mettent pas davantage le foyer sur les pratiques douteuses qui visent à modeler une mémoire par rapport à des chapitres du passé québécois qu'il vaut mieux taire ou réarranger dans la mesure où ils ne s'emboîtent pas dans l'histoire nationale. On peut, à juste titre, contester la déontologie des policiers et interroger les mœurs des entrepreneurs en construction, mais on ne remet pas en doute l'éthique des historiens.

La double entreprise de réhabilitation du député de Trois-Rivières et d'amenuisement du caractère singulier de cette période suit la courbe d'une logique déjà vue en regard de la mise en disgrâce de Hébert. Ces phénomènes marchent de pair. Pour que le paradigme nationaliste qui édulcore la notion de Grande noirceur puisse se traduire par une sensibilité nouvelle au sein de l'opinion publique, le discrédit doit être jeté en corollaire sur cet opposant acharné au régime du Chef.

Jacques Hébert a en effet été à la barre de « l'une des feuilles les plus sales dans la province de Québec », un hebdomadaire qui a été considéré comme « une source empoisonnée et pestilentielle », dixit Maurice Duplessis lors d'une déclaration faite en Chambre au début de 1957, à deux pas du crucifix dont il avait décrété l'installation afin que l'objet incarnât l'alliance au Québec de deux pouvoirs : le sien avec celui de la puissante Église catholique. Enfin, Hébert est cet iconoclaste qui, quatre décennies après la mort du Trifluvien, a eu le culot de commettre un pamphlet dont le titre ne laisse la place à aucune équivoque : Duplessis, non merci! (Boréal, 2000).

Bref, l'ancien journaliste, éditeur et sénateur joue, même disparu, les trouble-fête, voire les trouble-mémoire. Jacques Hébert est un empêcheur de tourner en rond, un grain de sable dans l'engrenage face aux tentatives de blanchiment du Chef et face à la volonté de liquidation d'un regard collectif critique sur ces années noires. Avant de mourir, l'ancien membre fondateur de la Ligue des droits de l'homme a fait don de son corps à la science. Que ses détracteurs le veuillent ou non, l'esprit de ses combats appartient désormais, quant à lui, à l'Histoire.

La première grande controverse de sa vie est d'ailleurs emblématique. Baptême du feu pour Hébert, avant ses démêlés dans l'affaire Coffin et cinq ans avant son voyage en Chine rouge, la clameur autour de son scandaleux séjour en Pologne communiste à la fin de 1955 témoigne du maccarthysme local qui, en ces journées, allait jusqu'à trouver comme cibles les « œufs communistes » en provenance de ce pays du bloc de l'Est. Mais surtout, le procès que ses contempteurs ont instruit au journaliste à son retour de Varsovie représente un épisode révélateur de la Grande noirceur. Je fais paraître ces jours-ci un livre qui relate cette violente polémique. Une partie de l'introduction forme l'ossature du présent texte. L'ouvrage s'intitule L'affaire Hébert – Chronique d'un scandale dans le Québec de Duplessis.

Ejdzej
Avril 2018

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