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Le nouveau pacte du diable

En se laissant ainsi avaler, le Trou du diable rentre dans le rang de cette majorité silencieuse qui, tête baissée, cherche à nous convaincre que c'était la seule solution.
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Créé en 2005, le Trou du diable (TDD) n'a pas tardé à s'imposer comme l'une des meilleures brasseries québécoises. Créatifs et audacieux, voilà quelques-uns des nombreux qualificatifs que l'on pourrait accoler à leurs dirigeants. Et pourtant, voilà que nous apprenions la semaine dernière que « devant de nouveaux défis » et afin de se donner « le moyen de leurs ambitions », ceux-ci étaient à court de créativité, et leur dernière audace aura été de se vendre à Molson.

Ces nouveaux défis, toutes les microbrasseries y font face. Celles-ci sont de plus en plus nombreuses, et à toutes ces années où les micros grugeaient des parts de marché aux grandes brasseries, succéderont des années où les microbrasseries se partageront, c'est inévitable et c'est déjà commencé, les papilles des consommateurs. Certains y voient là un défi marchand : comment se démarquer dans un marché de forte concurrence? Personnellement, j'y vois un défi humain : comment préserver l'esprit collaboratif et ne pas laisser l'appât du gain saboter ce que nous avons mis tant d'années à bâtir?

Combien de délicieux élixirs sont ainsi nés de la collaboration de deux – voire trois – brasseries?

Il ne faut pas l'oublier : si les microbrasseries se sont distinguées par la qualité de leurs produits, c'est aussi – et beaucoup – par un esprit entrepreneurial qui plaçait l'être humain au cœur de l'entreprise. Plusieurs apprentis brasseurs ont ainsi bénéficié de l'aide de brasseurs émérites, valorisant la diffusion de la connaissance plutôt que sa marchandisation. Le monde de la micro valorise aussi la coopération, créant ainsi un esprit de communauté, une union de force au détriment de la division et de la concurrence. Combien de délicieux élixirs sont ainsi nés de la collaboration de deux – voire trois – brasseries?

Loin d'enregistrer des déficits, le Trou du diable jouit encore d'une place enviable sur le marché. Une place qu'elle s'est méritée. Pourquoi vendre alors? Qui plus est, à un consortium contre lequel lutte l'Association des microbrasseries du Québec (AMBQ), dont TDD était un acteur important? Pour plus d'argent, plus de profits, plus de croissance? Entre tous les possibles, était-ce là la seule solution?

Le cas New Belgium, quatrième plus grande brasserie artisanale aux États-Unis – huitième en incluant les grandes brasseries –, se révèle intéressant. À partir de 2000, la compagnie a graduellement vendu les parts de la compagnie à ses employés. Le mouvement s'est accompagné de formations afin de permettre à ceux-ci de prendre le plein contrôle de la compagnie et, depuis 2012, grâce à l'ESOP (Employee Share Ownership Plan), New Belgium appartient aux employés à 100%. La compagnie n'a cessé de croître depuis, ouvrant notamment une deuxième brasserie à Asheville, en Caroline du Nord, en complément de celle d'origine, à Fort Collins, dans le Colorado.

Le chemin qu'a emprunté New Belgium n'illustre que l'une des nombreuses possibilités qui s'offraient à TDD. Il est par ailleurs faux de croire que la pérennité d'une entreprise, sa santé financière et sa contribution à l'économie locale, dépend de sa croissance. Dès lors, il importe de se demander : la poursuite de plus de profits doit-elle primer sur les valeurs, sur une volonté de faire les choses autrement? L'argent aurait-il avalé, en quelques décennies à peine, notre désir d'être maîtres chez nous?

Aujourd'hui, on comprend qu'on peut créer un produit exceptionnel, être la fierté de toute une région et un moteur économique ronronnant, sans pour autant incarner un changement dans les mentalités.

Il semble que nous ayons embrassé plus de convictions que ce que les dirigeants de TDD étaient capables de porter, finalement. Est-ce une trahison? Depuis ses débuts, la microbrasserie de Shawinigan était une figure d'exception. Aujourd'hui, on comprend qu'on peut créer un produit exceptionnel, être la fierté de toute une région et un moteur économique ronronnant, sans pour autant incarner un changement dans les mentalités.

Les actionnaires de TDD présentent la transaction comme si elle était en parfaite continuité avec l'ambition et la prospérité qu'ils poursuivaient. Force est d'admettre que, pour tous ces gens qui tentent d'être créatifs dans cet univers capitaliste ravageur, un allié de taille vient de s'enfuir. Vendre à Molson, c'est encore démontrer que tout a un prix, même des idées, même des valeurs, même de la sueur. En se laissant ainsi avaler, le Trou du diable rentre dans le rang de cette majorité silencieuse qui, tête baissée, cherche à nous convaincre que c'était la seule solution. Qu'il n'y a pas d'autre choix.

Avril 2018

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