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Quelle intimité dans la société digitale?

Le scandale PRISM montre combien la digitalisation de la société nous invite à repenser, en deçà du concept juridique de vie privée, la notion subjective de l'intimité. Qu'est-ce que l'intimité dans la société digitale?
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Le scandale de PRISM montre combien la digitalisation de la société nous oblige à questionner certaines notions fondamentales de notre culture. L'alliance de grands acteurs de l'économie numérique et de certaines institutions telles que la NSA pour mieux contrôler les individus nous invite à repenser, en deçà du concept juridique de « vie privée », la notion subjective de l'intimité. Qu'est-ce que l'intimité dans la société digitale? Quelles sont ses modalités d'existence, d'expression et de protection?

L'intimité désigne la partie de soi que l'on estime devoir n'être connue par personne d'autre en dehors de ceux que l'on aura bien voulu mettre dans la confidence. Événements personnels, caractéristiques médicales, convictions politiques ou religieuses, pratiques sexuelles, attirances... L'intimité recouvre un ensemble de croyances et d'affects qui constituent notre vécu intérieur.

La problématique de l'intimité au croisement

de deux logiques symétriques complémentaires

Deux logiques symétriques et apparemment contradictoires ont émergé autour de l'intimité avec l'avènement de la société digitale:

  1. D'un côté, les institutions et le monde marchand accumulent au travers des dispositifs digitaux de plus en plus d'informations sur les citoyens, les usagers et les consommateurs. Les comportements sont traqués et historisés au sein de bases de données de plus en plus puissantes. Les technologies liées à la big data accélèrent ce phénomène en rendant possible le traitement en temps réel de données de plus en plus variées et volumineuses.
  2. De l'autre côté, les internautes, surtout les plus jeunes, se livrent sans contraintes sur les medias sociaux. Ils s'y exposent dans une nudité inédite. Le « journal intime » est devenu "public". Un beau paradoxe ! Il est même ouvert, participatif voire mesurable.

Ces deux phénomènes sont comme les deux faces d'une même pièce. Ils ne sont pas directement liés, mais ils sont fondamentalement interconnectés au sein d'un même paradigme qui semble se dessiner sur la toile de fond du nouveau monde digital. Au sein de ce nouveau paradigme, l'intimité voit sa nature, sa valeur, son rôle et son statut révolutionné.

L'intimité est devenue une marchandise

La société digitale est organisée autour de plateformes privées qui la rendent possible tout en orientant de manière claire les usages à des fins commerciales. Ainsi, le business model des media sociaux est basé sur leurs capacités à exploiter commercialement les données personnelles collectées. En effet, à moins de mettre en place un système d'abonnement payant, ce que refuse aujourd'hui la majeure partie de ces plateformes et leurs usagers, seule une rémunération de type publicitaire peut fournir aux sociétés qui gèrent ces services une rentabilité suffisante à leur survie.

On comprend pourquoi il est essentiel pour ces plateformes de bien connaître leurs utilisateurs, de faire en sorte que leurs utilisateurs « se livrent », de pouvoir les «profiler», afin de mieux valoriser les espaces publicitaires en vendant aux marques des instruments de connaissance et de conquête clients ciblés et efficaces. C'est l'ère du « cerveau disponible, profilé et engagé »!

Vers la disparition et/ou la sanctuarisation de l'intimité ?

L'inéluctable marchandisation de l'intimité produit deux phénomènes là encore apparemment contradictoires:

  1. Le premier est que « l'extémité » prend progressivement le pas sur l'intimité. Une part importante de ce qui constitue encore aujourd'hui l'intimité va peut-être basculer dans une certaine forme d'extémité et d'extériorisation de soi plus ou moins maitrisée. Le risque, c'est une forme de dictature de la transparence qui transformerait radicalement la société en imposant de fait la publicité de soi et en rendant la volonté d'intimité suspecte. Les paroles d'Eric Schmidt en 2009, PDG de Google à l'époque, sont éloquentes et résument très bien cette vision: «si vous faites quelque chose et que vous voulez que personne ne le sache, peut-être devriez-vous déjà commencer par ne pas le faire».
  2. Parallèlement à cette tendance, nous assistons à la sécurisation des échanges et à l'anonymisation des identités. De nouvelles plateformes logicielles aident les internautes à se protéger et à empêcher le traking de leur comportement. Des lois sont en préparation à Bruxelles, à Washington et ailleurs. Bref, le marché est en train de se réguler et de définir des normes qui fixeront les règles et les dispositifs à mettre en place pour permettre aux internautes de mieux maîtriser leur « extimité » et donc leur intimité.

D'un côté, l'intimité disparaît et devient même presque douteuse. De l'autre, elle est un sanctuaire hyper sécurisé, protégé par une multitude de lois et défendue par les prestations logicielles de sociétés bienveillantes... Quel cauchemar vous convient le mieux ?

Vers une intimité virtuelle ?

A côté de cette vision bipolaire et caricaturale du futur de l'intimité, il y a peut-être une troisième voie possible. Elle nécessite d'appréhender l'intimité au travers des nouvelles modalités « d'être avec l'autre ». Car l'intimité n'existe que dans le rapport de mon intériorité face et/ou avec autrui, que cet autre soit un parent, un ami, un collègue, un étranger, une marque, une entreprise ou l'Etat.

Or le digital révolutionne le rapport à l'autre. Et c'est parce qu'il transforme ce rapport qu'il faut reconsidérer la définition même de l'intimité.

Si l'on examine de près les usagers du net, nous voyons combien les nouvelles technologies changent en profondeur leur rapport aux autres. Ainsi, les réseaux sociaux permettent de mieux « gérer » la relation avec les autres et de « dialoguer » avec eux tout en conservant une certaine distance. La psychologue américaine Sherry Turkle, spécialiste des nouvelles technologies, a mis en évidence cette transformation radicale générée par l'arrivée d'internet dans nos mobiles. Pour elle, la communication digitale permet aux individus de contrôler leur rapport aux autres notamment via le fait qu'elle instaure un dialogue qui n'est pas en temps réel mais désynchronisé. Cela permet de corriger et/ou de modifier un message, d'effacer une maladresse, de mettre en avant tel ou tel fait, bref, de contrôler sa relation à l'autre.

Pour Sherry Turkle, c'est l'intimité qui fait peur aux usagers de ces technologies ! Le fait d'être seul leur est insupportable et c'est la raison pour laquelle ils passent leur temps à rester connecté : ils ont peur de l'intimité avec eux-mêmes. Selon Sherry Turkle, ils craignent également une trop grande intimité avec autrui. La proximité et l'instantanéité sont mal vécues car incontrôlables. C'est pourquoi ils préfèrent « dialoguer » via le chat, Facebook ou Twitter dans un flux plus impersonnel, séquencé et surtout plus ou moins manipulable. La connexion remplace la conversation : ni trop loin, ni trop prêt !

Vue sous cet angle, l'intimité au sein de la société digitale n'a plus le même sens. Nous pouvons d'ailleurs nous demander si le digital n'est pas justement pour toute une nouvelle génération la condition de possibilité d'une intimité plus réelle que jamais : en rendant possible la maîtrise de la relation à l'autre mais aussi la création d'une infinité de masques sociaux, le digital donne à l'intériorité à la fois une protection naturelle et une expressivité riche et interactive. D'un côté, les extimités constituent la meilleure protection possible dans la société digitale ouverte et transparente. De l'autre, les individus existent davantage dans ces simulacres que dans la solitude d'une l'intimité qui leur fait peur.

En définitive, la génération d'internautes (les Z, les Y, et quelques X) a-t-elle tout simplement envie d'intimité dans le sens classique du terme ? Est-ce le digital qui fait disparaître l'intimité ou plutôt la peur de l'intimité qui nous incite à apparaître et disparaître dans les flux du réseau ? Socrate critiquait à son époque l'écriture parce qu'elle allait faire disparaître la mémoire et avec elle la capacité de penser. Aujourd'hui, ne sombrons-nous pas dans la même inquiétude avec internet sur le sujet de l'intimité ? Le digital rend peut-être tout simplement possible une nouvelle forme d'intimité. A nous tous d'en apprivoiser les nouveaux codes !

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