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Pourquoi une intervention au sol n'est pas encore possible en Syrie

Nul besoin d'avoir effectué une formation militaire pour saisir la complexité que recouvre une intervention occidentale au sol en Syrie et en Irak. S'il est possible de réduire l'Etat islamique, il sera beaucoup plus difficile de l'anéantir.
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Nul besoin d'avoir effectué une formation militaire pour saisir la complexité que recouvre une intervention occidentale au sol en Syrie et en Irak. S'il est possible de réduire l'État islamique, il sera beaucoup plus difficile de l'anéantir. Cela tient à la nature même d'une organisation multidimensionnelle en rhizome dotée d'une idéologie en capacité de susciter des adhésions et des allégeances à travers le monde, à son emprise totalisante et totalitaire sur les populations qu'elle contrôle, mais aussi et surtout à l'absence d'institutions et de projet politique alternatif de la part de ses détracteurs locaux.

Les guerres de ces dernières années sont riches d'enseignement. L'histoire montre en effet que des opérations aériennes, même assorties d'action au sol de la part de forces spéciales, ne garantissent pas l'anéantissement de pareils adversaires. Dans les années 90, après la libération du Koweït en 1991, le régime de Saddam Hussein ne s'est pas effondré face à l'aviation de la coalition et au blocus que lui infligea la communauté internationale. Au contraire, et le chercheur Pierre-Jean Luizard le démontre, le pouvoir irakien a su se réinventer en s'appuyant sur les solidarités traditionnelles. Au titre des contre-exemples, on peut citer la guerre du Kosovo, qui a vu une offensive arienne faire céder la Serbie de Slobodan Milosevic ou l'opération Enduring Freedom en Afghanistan. Cette dernière était une savante combinaison d'opérations aériennes et d'actions au sol menées avec des alliés locaux - l'Alliance du Nord de Ahmed Chah Massoud - appuyés par des forces spéciales. Dans le cas qui nous occupe, dès les premiers jours de frappes, Daech a réorganisé ses unités, réadapté son dispositif et sa stratégie.

De fait, ce n'est que par un affrontement terrestre qu'il sera possible d'en venir militairement à bout.

Il y a effectivement urgence.

S'il y a urgence à opérer des frappes aériennes afin de neutraliser des réseaux terroristes en mesure d'opérer sur le continent européen, l'urgence d'une opération terrestre puise sa justification dans le scénario du pire. En effet, la probabilité d'un effondrement de l'État irakien et d'une mainmise sur la totalité de la Syrie existe. L'État islamique entrerait alors dans une logique pérenne et sera en capacité de déstabiliser la totalité des Etats sunnites de la région, voire au-delà compte tenu du nombre d'allégeances engrangées de par le monde (Boko Haram, plusieurs katibas de l'espace sahélo-sahélien, en Libye, au Sinaï...). S'il y a effectivement urgence et, comme le souhaite trop hâtivement un ancien Président de la République, une intervention au sol est possible, de nombreuses autres conditions, aujourd'hui absentes, ne sont pas réunies. Car si la « guerre semble juste et nécessaire », des données politiques et géopolitiques entravent la réussite d'une telle offensive. De facto, Européens et Américains ont donc raison de tempérer leur stratégie à l'inverse de Moscou qui cherche aujourd'hui à poser un rapport de force à ces derniers.

Intervenir au sol avec un corps expéditionnaire, composé d'unités fournies par des puissances européennes et locales, suppose le déploiement de 150 000 à 200 000 hommes (estimations basses). Même si l'État islamique n'aligne que 30 à 40 000 éléments (100 000 aux dires des officiels iraniens), ceux-ci sont disséminés sur plusieurs centaines de milliers de km² et éviteront une confrontation directe. La Russie a beau jeu de déployer quelques milliers d'hommes sur le terrain, ces éléments ne représentent pas une force suffisante pour vaincre à la fois Al-Nosra - qui constitue une menace directe - et l'État islamique. Ils obéissent à un triple objectif: protéger les implantations militaires de Tartous, éviter l'effondrement du régime de Damas et poser un rapport de force avec les Occidentaux.

En outre, se poserait pour la coalition, le problème du contrôle des territoires libérés qui requièrent des dizaines de milliers d'hommes supplémentaires. Une intervention à l'image de l'opération Enduring freedom qui a vu l'armée talibane mise en déroute assez rapidement, voire, celle de 2003 en Irak, sont réalisables, mais l'une comme l'autre n'ont pas bénéficié de suffisamment d'effectifs afin de réussir les séquences suivantes, à savoir, ce qu'on appelle communément dans le jargon onusien, les phases de peace keeping (maintien de la paix) et peace building (reconstruction).

Quelles constructions politiques alternatives?

Au regard des échecs irakiens et afghans, il est aujourd'hui impossible, inconcevable même, que des corps expéditionnaires majoritairement composés d'unités occidentales opèrent durablement au Moyen-Orient. Si les problématiques inhérentes aux coûts financiers et humains ainsi que celles des opinions publiques peuvent être dépassées, subsistent le problème des armées locales et des constructions nationales. Aujourd'hui, outre que l'armée irakienne et les cohortes de milices chiites encadrées par les Pasdarans iraniens ne constituent pas encore une force militaire en capacité de menacer sérieusement l'Etat islamique, elles ne sont pas en mesure de tenir des territoires réputés libérés. Ces derniers sont peuplés majoritairement de Sunnites victimes d'exactions dans un passé pas si lointain de la part d'unités irakiennes majoritairement composées de Chiites. Elles ne sont pas des armées nationales au sens où les communautés constitutives de l'Irak se reconnaissent en elles. Ceci est encore plus vrai pour la Syrie, où les armées de Bachar al-Assad sont désormais dédiées à la protection du pré-carré alaouite. Par ailleurs, il n'est pas certain que les armées saoudiennes (aujourd'hui en difficulté au Yémen face à l'insurrection houtiste), émirati, qatari... puissent participer à de telles opérations, sauf à titre symbolique.

La reconstruction des armées irakiennes - et dans un futur indéterminé - syriennes reste entière et totalement corrélée à la question du projet national. Or, l'Etat irakien comme syrien n'incarnent plus un quelconque sentiment national - le premier, quasi failli, et le second, failli, sont en proie à des logiques communautaires d'obédience chiite (les alaouites syriens participent du chiisme). S'agissant de la Syrie, le désastre est encore plus grand, car la guerre civile a engendré un degré de rancœurs tel que l'horizon d'une solution politique semble inatteignable. Autant dire qu'aujourd'hui la question des constructions politiques visant à faire pièce à l'Etat islamique reste entière.

In fine, si les réponses sécuritaires et militaires doivent être mises en œuvre avec détermination, il est nécessaire de penser les processus politiques visant la reconstruction des Etats syrien et irakien, et au-delà, l'équilibre régional. Ils sont des éléments fondamentaux de la solution. La lutte qui nous oppose à l'État islamique est largement politique, voire métapolitique au sens où l'entendait Antonio Gramsci, car elle procède d'une bataille culturelle et idéologique dont l'affrontement militaire n'est que l'une des traductions.

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Mai 2017

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