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L'homme préhistorique «paré du prestige de la bête»

Depuis la Préhistoire, l'animal est profondément énigmatique pour l'humanité et constitue à la fois un mystère impénétrable, un demi-visage angoissant et une force singulière s'offrant dans le mutisme.
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L'animal est, depuis la Préhistoire, profondément énigmatique à l'humanité et constitue à la fois un mystère impénétrable, un demi-visage angoissant et une force singulière s'offrant dans le mutisme.

Et, dans son silence, que fait la bête? Ou, au contraire, que veut-elle exprimer par ses cris incompréhensibles, souvent inaudibles aux oreilles humaines? Quelle caractéristique de l'animal lui donne précisément cette inaccessibilité inquiétante pour l'humanité solitaire et «égaré[e] dans ce recoin de l'Univers», pour reprendre l'expression du philosophe français Blaise Pascal, dans Les Pensées? Quelle est la cause première de la distance de la bête?

«L'animal est dans le monde comme de l'eau à l'intérieur de l'eau.»

L'immanence. Évidemment. L'immanence qui est «l'immédiateté», selon l'anthropologue et philosophe français Georges Bataille dans son livre Théorie de la religion.

En effet, tel que mentionné dans mon précédent article Le spécisme dans l'assiette, ou la banalisation de la souffrance animale, la bête n'est pas séparée du monde dans lequel elle évolue, et cette intimité entre elle et son environnement s'exprime particulièrement «lorsqu'un animal en mange un autre», selon Bataille. Rappelons qu'entre l'animal mangeur et l'animal mangé, il n'existe aucun rapport de soumission d'un objet à un sujet, contrairement à l'homme qui peut se percevoir en tant que sujet s'appropriant objets de son désir. L'animal mangeur n'affirme pas consciemment sa différence face à la bête mangée et reste ainsi intime à cette dernière qu'il consomme. L'affirmation de Bataille résume donc la position de la bête face à l'humanité: «[L]'animal est dans le monde comme de l'eau à l'intérieur de l'eau

Par conséquent, devant la bête muette et impénétrable, à mi-chemin entre la pierre inerte et l'humanité, il est attirant de succomber à la considération poétique de l'animal car ce dernier, selon Bataille, «ouvre devant moi une profondeur qui m'attire et qui m'est familière. Cette profondeur, en un sens, je la connais, c'est la mienne.» Même si elle n'est jamais entièrement réductible à la chose sans vie (tel le simple caillou), la bête n'est jamais non plus totalement intime à l'humanité et constitue ainsi une énigme embarrassante se dérobant toujours à l'homme dans son silence. Et c'est précisément à cause de l'intimité de l'animal avec le monde que l'humanité divinisera volontiers ce dernier dès la Préhistoire. Parce que «l'animal en contact plus direct avec la divinité, il est plus près que l'homme des forces de la nature, qui s'incarnent volontiers en lui», explique Bataille dans son brillant ouvrage d'anthropologie La peinture préhistorique : Lascaux ou la naissance de l'art. La bête sera, par conséquent, mystifiée dès les premiers balbutiements de la civilisation humaine.

Quand l'animal devient objet exploité

Or, cette conception poétique de l'animal ne peut durer dans le monde profane (c'est-à-dire extérieur au domaine de la religion et du sacré) qu'est celui de l'outil et du travail. En effet, le passage du primate à l'Homo faber est caractérisé par l'apparition d'un outillage de plus en plus complexe qui servira au travail utilitaire. De ce fait, la création de l'outil nécessite une suspension du temps présent, immédiat, car l'outillage est toujours conçu en vue d'un but à atteindre (tel chasser, manger). L'humanité rompt donc ici, dans la fabrication de l'outil, avec l'immanence et l'immédiateté du monde en se projetant dans le temps, comme l'explique d'ailleurs Bataille: «C'est dans la mesure où les outils sont élaborés en vue de leur fin que la conscience les pose comme objets, comme des interruptions dans la continuité indistincte.» Ainsi, l'outil dont la valeur est indissociable de la fin pour laquelle il a été créé, rompt avec l'animal divinisé et assujettit ce dernier à un but donné. Le monde du travail et de l'outil dépouille donc l'animal de son mystère et le réduit à un objet librement exploitable. La bête domestiquée par l'humanité devient ainsi un être méprisé et ignoré dans le monde profane qu'est celui du travail et de l'outil.

La fascination de l'homme pour l'animal exprimée dans l'art

Toutefois, ce processus de réduction de l'animal au statut de simple chose utile ne s'effectue pas sans angoisse chez l'homme primitif, d'où la nécessité de l'art chez l'humanité naissante. En effet, l'art constitue, en réalité, un retour au monde sacré souillé par celui de l'outil. L'art est ainsi ce jeu rompant temporairement tout lien avec le monde de l'outil et redonne à la bête ce qui lui a préalablement été volé. Détaché de toute fin utilitaire, l'art rompt donc avec le monde du travail caractérisé par l'utilité de l'outillage.

De ce fait, ce n'est pas sans surprise que les archéologues et historiens de l'art du 20e siècle découvrirent que les premiers sujets représentés par l'humanité furent de nature animale, mais d'une nature animale se dérobant à la fois à la bestialité et à l'humanité.

En effet, les figures illustrées par les hommes de Lascaux sont grandement ambigües et, de ce fait, empreintes d'une grande fascination à l'égard de la bête et d'une nostalgie de l'immanence perdue. Tel que mentionné précédemment, l'homme primitif admira l'animal pour ses qualités physiques, mais également pour sa force spirituelle. Il est donc naturel que ce respect mystique de la bête fût représenté dans les premières peintures de l'humanité. Nous pouvons songer, à titre d'exemple, à la célèbre scène du Puits de la grotte de Lascaux dans laquelle un homme masqué du visage de l'oiseau gît inanimé devant le taureau blessé qui l'a défait.

Par ailleurs, en dehors de cette expression de la supériorité physique de l'animal sur l'homme, s'exprime la nostalgie de cette humanité profondément jalouse de l'innocence paisible de l'animal. De ce fait, ce regret s'exprime intensément dans la peinture préhistorique à travers la représentation de figures humaines parées du «prestige de la bête». En effet, il n'est pas rare d'observer, dans les grottes primitives, des portraits humains dont le visage est caché, dissimulé sous une apparence animale. Or, se pourrait-il que ce vol du «visage» de la bête ne soit, en réalité, que le triste reflet d'une humanité en profonde déchirure avec la nature? N'est-il pas le témoignage le plus poignant de ce malaise originel de l'homme outilleur et exploiteur? De ce fait, si, dans ces peintures, l'humanité est ici suggérée, elle est également niée par l'homme qui, selon Bataille, «dédaignait son propre visage: s'il avouait sa forme humaine, il la cachait dans le même instant; il se donnait à ce moment la tête de l'animal. Comme s'il avait honte de son visage et que, voulant se désigner, il dût en même temps se donner le masque d'un autre

Ainsi, l'admiration et la jalousie de l'homme envers la bête constituent les deux premiers grands moteurs du sacré et de l'art primitifs. L'envie de l'animal, l'angoisse de la solitude et la nostalgie de l'immanence rompue par la naissance du monde de l'outil se côtoient donc aisément chez l'humanité naissante. Et en dehors de cette dernière, point de réponse satisfaisante à ce déchirement primitif caractérisé par un regret de l'intimité paisible perdue. Ne reste que le regard silencieux et angoissant de l'animal devant l'homme de Lascaux expulsé de son intimité au monde.

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Mai 2017

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