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Le spécisme dans l'assiette, ou la banalisation de la souffrance animale

L'humain, dépourvu d'une dentition et d'un système digestif adaptés à une alimentation carnivore, serait naturellement frugivore. L'homme ne peut se nourrir de chair sans la cuire préalablement.
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Dans son récent billet de blogue «La végé-intimidation» paru dans Le Huffington Post, Jo Drolet soulevait certaines critiques quant au supposé durcissement du ton des activistes végétariens et végétaliens en faveur de l'avancement des intérêts des animaux. L'on pouvait également lire certains questionnements quant à la crédibilité de plusieurs arguments des mouvements citoyens contre la cruauté envers les bêtes.

L'homme, omnivore de nature?

Tout d'abord, Jo Drolet fait allusion à l'alimentation naturelle de l'homme qui, originellement, devait se nourrir de «vivants» afin de survivre. Oui, des vivants, mais pas n'importe lesquels. Selon les travaux d'éminents anatomistes et naturalistes des trois derniers siècles, tels John Ray, Carl Linné, comte de Buffon, Georges Cuvier, Dr Louis d'Aubenton, Alexander von Humboldt, Richard Owen, Charles Darwin, Thomas Henry Huxley et Sir Arthur Keith, l'alimentation naturelle de l'être humain serait principalement d'origine végétale.

En effet, l'homme, dépourvu d'une dentition et d'un système digestif adaptés à une alimentation carnivore, serait ainsi naturellement frugivore, comme l'a d'ailleurs écrit Cuvier dans son ouvrage Leçons d'anatomie comparée:

L'homme apparaît organisé pour se nourrir de fruits, racines, et des parties succulentes des légumes. Ses mâchoires courtes, de force moyenne, ses canines de même longueur que ses autres dents, et ses molaires tubéreuses ne lui permettent pas de mâcher de l'herbe ou dévorer de la viande sans préparer ces nourritures en les cuisant. Ses organes sont formés en accord avec la disposition de ses dents. Son estomac est simple et son conduit intestinal est de longueur moyenne et très bien ancré à son gros intestin.

Ainsi, prétendre que l'alimentation carnée est naturelle à l'être humain afin de légitimer la consommation de viande aujourd'hui constitue non seulement un sophisme (appel à la nature), mais également une fausse allégation. En résumé, l'homme ne peut se nourrir de chair sans cuire préalablement cette dernière, n'étant pas originellement carnivore.

La réduction de la souffrance chez la bête, seule motivation du mouvement végétarien?

Par ailleurs, Jo Drolet évoque la disparition de la souffrance animale comme étant le principal motivateur des végétariens et végétaliens. Dans cette logique, afin de réduire la douleur chez la bête d'élevage, nous n'aurions qu'à anesthésier cette dernière au moment de la mise à mort. Une idée quelque peu réductrice de la complexité des arguments du mouvement en faveur de la défense des droits des animaux.

Rappelons tout d'abord que la bête souffre non seulement au moment de mourir, mais également au cours de son existence caractérisée par la souffrance physique et psychologique. Une simple dose de morphine ne suffirait donc pas à faire disparaître des heures et des heures de détresse, et ne constitue donc pas un argument.

De plus, les végétariens et végétaliens ne militent pas seulement pour la réduction de la douleur (qu'ils savent intrinsèque à la vie) chez la bête, mais pour une reconsidération totale de l'animal qui fut réduit au médiocre statut de produit industriel par l'avènement du travail à la chaîne. Une vision aux racines philosophiques et éthiques profondes qui se veut destructrice du spécisme (c'est-à-dire la hiérarchisation des espèces plaçant l'homme au-dessus de ces dernières) anime plutôt les activistes zoo-responsables.

L'homme est un loup pour l'animal

De plus, croire que l'animal serait davantage à l'abri de dangers dans une ferme industrielle plutôt que dans la nature relève de l'utopie. Dans cette logique inspirée des travaux du philosophe anglais Thomas Hobbes, l'animal est arraché à son état de nature pour être élevé et civilisé par la vie en société que constitue l'existence au sein des murs dorés de la ferme-usine. Or, cloîtrer la bête dans un enclos sale, étroit et chaotique n'est pas lui rendre service, bien au contraire. L'animal, au cours de cette existence, échappera volontiers aux nombreux dangers extérieurs, mais ne pourra toutefois pas se soustraire à la mainmise de l'homme, qui constitue ainsi le plus grand danger pour la bête.

Nous n'avons qu'à prendre connaissance de la profonde inhumanité de la ferme mécanisée (en particulier dans l'industrie de la viande porcine) qui constitue la cause d'une longue souffrance physique et psychologique chez les animaux encagés. Cette souffrance ne ressemble d'ailleurs en rien à ce que l'animal pourrait vivre dans son environnement naturel. Tenter de tirer la bête de son état de nature n'est donc pas l'aider, mais l'exploiter.

Par ailleurs, est-il seulement possible de réellement tirer l'animal de son état de nature? En effet, la bête n'est point séparée du monde dans laquelle elle vit, car elle ne peut prendre conscience ni affirmer sa différence face à l'autre ou face à son environnement, contrairement à l'homme. De ce fait, cette intimité entre la bête et la nature s'exprime particulièrement dans un contexte précis selon l'anthropologue et philosophie français Georges Bataille: «Cette situation est donnée lorsqu'un animal en mange un autre» (Georges Bataille, Théorie de la religion, Paris, Gallimard, 1973, p. 23).

Entre l'animal mangeur et l'animal mangé, il n'existe pas de rapport de subordination de l'objet au sujet, (comme celui qui pourrait lier l'être humain à un objet exploité). La bête qui se nourrit d'une autre, ne se concevant pas comme sujet actif, contrairement à l'homme, n'affirme donc pas et ne prend pas pleinement conscience de sa différence face à la bête mangée. Dans ce rapport, qu'une différence de force entre le prédateur et la proie, mais aucune prise de conscience caractéristique de l'humanité qui se pense, se perçoit et se conçoit en tant que sujet exploiteur d'un objet donné: «[L]'animal est dans le monde comme de l'eau à l'intérieur de l'eau», écrit Bataille.

Par ailleurs, selon le philosophe allemand Martin Heidegger, la bête, parce qu'elle est pauvre en monde, c'est-à-dire aliénée dans l'impossibilité de connaître l'accès conscient à son environnement en dehors des désirs immédiats (tel le besoin de manger), ne peut être formatrice de monde au même titre que l'homme. De ce fait, elle ne possède aucune capacité d'agir sur la réalité, mais plutôt un simple comportement naturel qui dicte une existence caractérisée par la stupeur.

En résumé, l'élevage industriel ne constitue pas un échappatoire aux douleurs naturelles de l'animal, qui souffre tout autant lorsqu'emprisonné dans un minuscule enclos. La bête qui ne peut se sortir de son état de nature, étant nécessairement dans la nature, ne s'en retrouve pas plus épanouie. Croire ainsi qu'enfermer l'animal dans les jolies prisons du capitalisme alimentaire lui rendra service relève de l'utopie.

De notre capacité commune à ressentir la souffrance

Pour finir, Jo Drolet mentionne la fatalité de la souffrance qui est une «incontournable facette de la vie», en plus de ne pas être exclusive aux animaux. Dans cette logique, nous devons avant tout nous préoccuper de la douleur physique et psychologique des êtres humains qui, tout comme les bêtes, ressentent douleur et joie.

Ainsi, si la détresse morale chez l'homme apparaît comme étant tout aussi inacceptable, pourquoi serait-elle davantage tolérée chez l'animal qui, rappelons-le, possède également la capacité sensible de ressentir la souffrance? Établir ainsi une hiérarchie de la douleur chez les êtres sensibles est, de ce fait, profondément spéciste. La souffrance animale, au même titre que la souffrance humaine, est totalement inacceptable, car l'homme et la bête possèdent tous deux la capacité physique à éprouver la douleur. Notre considération de la bête doit donc se baser exclusivement sur les capacités sensibles de cette dernière, comme l'a exprimé Jeremy Bentham, philosophe anglais du 18e siècle:

Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir? Mais un cheval ou chien adultes sont des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu'un enfant d'un jour, ou d'une semaine, ou même d'un mois. Mais s'ils ne l'étaient pas, qu'est-ce que cela changerait? La question n'est pas: peuvent-ils raisonner, peuvent-ils parler? mais: peuvent-ils souffrir?

Certes, il est vrai qu'aujourd'hui, tous peuvent choisir librement leur alimentation et que les nombreux arguments motivant les divers régimes doivent être exprimés et défendus avec respect dans une société démocratique. Or, ce relativisme alimentaire ne doit servir en aucun cas à banaliser la souffrance animale qui pose un grave problème éthique et environnemental qu'il nous faudra relever.

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