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Le tripotage des notes

Le bulletin chiffré est-il le meilleur outil pour ce faire? Est-il nécessaire de soumettre nos enfants, dès l'âge de 6 ou 7 ans, au stress et à la compétitivité qu'induit nécessairement la logique chiffrée?
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Tout a été écrit ces dernières semaines sur les libertés que les administrations scolaires et le ministère de l'Éducation s'autorisent quand il s'agit de bonifier les résultats des élèves: le 58% qui passe à 60%, les systèmes informatiques qui ne captent pas les notes sous un certain seuil, les taux de diplomation fusionnés aux taux de qualification, les manœuvres diverses pour éviter le redoublement... La liste semble sans fin de ces tractations souterraines pour s'éviter la catastrophe nationale: la révélation des lacunes dont sont porteurs nos élèves à l'issue de leur parcours scolaire.

Considérons que nous venons de crever l'abcès. Collectivement et publiquement. Parce que dans les corridors, les salles de profs, les bureaux des directions d'école, ces pratiques étaient connues de longue date, questionnées, souvent décriées par les enseignants qui n'attribuent quand même pas une note - a fortiori un échec - à l'œil, sans avoir bien pesé la question et sans mesurer les conséquences que cela peut avoir sur la suite du parcours scolaire d'un élève.

Toujours est-il que nous venons de crever l'abcès collectivement et que, pour autant, nous ne savons pas où cela nous mènera: en commission parlementaire? Ou dans les limbes de notre inconscient collectif, le ministre de l'Éducation ayant décrété que le dossier était «clos»?

Et s'il nous restait une ou deux questions à nous poser, maintenant que le sujet s'essouffle dans les médias et qu'on passera bientôt à un autre appel?

Des questions du genre: quel est le rôle des notes et quel usage en fait-on?

Le rôle des notes

On adhérera tous à l'idée qu'il faut pouvoir mesurer le degré d'acquisition des connaissances des élèves. On sera aussi tous d'accord pour dire qu'il nous faut un outil de communication entre l'école et la famille, qu'il nous faut pouvoir donner l'heure juste aux élèves et à leurs parents en ce qui a trait à l'évolution des apprentissages.

Est-il nécessaire de soumettre nos enfants, dès l'âge de 6 ou 7 ans, au stress et à la compétitivité qu'induit nécessairement la logique chiffrée?

Ceci dit. Le bulletin chiffré est-il le meilleur outil pour ce faire? Est-il nécessaire de soumettre nos enfants, dès l'âge de 6 ou 7 ans, au stress et à la compétitivité qu'induit nécessairement la logique chiffrée? Pourquoi cette logique si de toute manière elle est si aisée à contourner, si elle contient foncièrement en elle-même cette possibilité du contournement (rien de mieux qu'un nombre, après tout, pour aller jouer dans les plates-bandes des profs sans avoir à ouvrir un seul cahier ni à parler à un seul élève)?

Comme le demandait récemment un directeur d'école: «Combien parmi nous continueraient à pratiquer un sport ou un instrument de musique si, dès l'âge de 6 ans, on nous avait accordé un D ou une note de 52% sur un bout de papier? Qui continuerait à vouloir pratiquer ce sport ou à jouer de cet instrument de musique l'année suivante? C'est pourtant ce que notre système d'éducation demande à nos jeunes élèves!»

Dans la mesure où, l'actualité des dernières semaines l'a bien montré, la notation chiffrée est une notion toute relative dont nous pouvons nous servir à loisir pour hausser artificiellement des résultats et des moyennes nationales, pour faire chuter spectaculairement le taux de décrochage en quelques années, pour assurer la transition du plus grand nombre vers le secondaire (et du secondaire vers le collégial), pourquoi s'en tenir à cet outil et à la sacro-sainte règle du 60%? Pourquoi ne pas profiter de la crise actuelle pour repenser la façon dont nous assurons le suivi des apprentissages, notamment au primaire?

Le ministère de l'Éducation a déjà tenté, au moment de l'instauration de la réforme, d'éliminer les bulletins chiffrés. Devant le tollé soulevé par cette mesure, et notamment devant l'indignation de nombreux parents, il a fait machine arrière... Paradoxalement, nous assistons actuellement à une explosion des projets d'écoles alternatives un peu partout au Québec, des modèles de scolarisation non traditionnels où souvent le bulletin chiffré est mis au rancart. Ne vaudrait-il pas la peine que nous reprenions la réflexion, collectivement, à la lumière des expériences qui se vivent ici, mais aussi du fameux modèle finlandais auquel nous nous référons si souvent et qui n'a pas recours au bulletin chiffré avant l'âge de 13 ans?

L'usage que nous faisons des notes

Par ailleurs, nous venons de le voir, la notation chiffrée est le moyen par excellence utilisé par les administrations scolaires et par le ministère de l'Éducation pour «monitorer» le travail qui se fait dans les écoles. Avec les effets pervers que cela induit: l'effet palmarès, l'effet comparatif privé/public, l'effet comparatif école de quartier/école à vocation particulière, l'effet «firme externe chargée de comparer entre elles les commissions scolaires sur la base de leur rendement».

La logique marchande, par la voie du système de notation chiffrée, entre à plein régime dans nos établissements scolaires, à un point tel que dans sa dernière refonte de la gouvernance scolaire, le ministère de l'Éducation a introduit cette logique dans la nature même des projets éducatifs que doivent élaborer les écoles. Dès lors, ce n'est plus qu'entre commissions scolaires qu'on pourra établir et comparer à partir «d'indicateurs de gestion», mais bien entre établissements scolaires, d'une rue à l'autre, au sein d'un même quartier... Difficile de ne pas voir transparaître ici un scénario qui, sous couvert d'accorder plus d'autonomie aux écoles, aura pour raison d'être et pour effet premier d'encourager la mise en concurrence des écoles sur la base de leur «rendement».

Ainsi les notes, ces chiffres si faciles à faire parler comme bon nous semble, à faire mentir, à détourner de ce qui devrait constituer leur seule et unique raison d'être (aider l'élève à progresser dans son parcours scolaire), sont-elles allégrement détournées de leur usage premier pour devenir des outils au service d'une vision mercantile de l'éducation.

En somme, plutôt que de traficoter nos notes, de s'en scandaliser, de s'autoflageller, de se renvoyer la responsabilité d'un niveau d'enseignement à l'autre et d'une instance politique à l'autre (au jeu de «c'est la faute à», on peut s'amuser longtemps), ne serait-il pas temps de faire montre de lucidité en admettant:

Que les notes, c'est un système fortement anxiogène, aisément contournable, qui n'offre pas en lui-même la garantie ni le sceau de la réussite scolaire, et qu'au primaire, à tout le moins, il faudrait repenser son usage en s'inspirant des meilleures pratiques dans le monde, mais aussi des expériences menées ici dans de nombreux établissements scolaires qui ont mis en place d'autres modes de communication avec l'élève et avec la famille que le bulletin chiffré;

Que l'usage qui est actuellement fait du système de notation chiffrée, au Québec comme en beaucoup de points du globe, détourne complètement le rôle du bulletin et de la note en les mettant non pas au service de l'élève, mais au service d'une vision du monde où l'école devient un objet de consommation, disponible sur le marché, mis en concurrence, rentable ou pas selon sa capacité à produire des êtres humains «diplomables».

Ne serait-il pas temps que nous sortions une fois pour toutes de ce fantasme purement mathématique, probablement rassurant, qui nous présente un monde aux balises claires dans lequel on peut évoluer à notre guise pour peu qu'on ait atteint le mythique 60%? Ne serait-il pas temps que nous admettions que nous vivons dans un monde autrement plus complexe au sein duquel, 60% ou pas, nous pouvons échouer, voir nos rêves s'effondrer, ou au contraire grandir et vivre un cheminement heureux?

Penser le bonheur et la réussite aussi bien scolaire qu'affective de nos enfants, c'est bien autre chose que se fixer un 80% pour 2020: ça ne se mesure pas aussi bien parce que ça n'a pas de prix.

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