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Quand l'être cornu et abracadabrant enseigne

ENSEIGNER AU 21e SIÈCLE - Plus les cheveux sont colorés, plus le look est différent, plus leur manteau est bardé de, plus je souris. Chaque début d'année est terriblement excitant.
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J'ai toujours été l'enseignante différente. Un peu «weird», même. Armée de mon baccalauréat en enseignement de la morale au secondaire (aujourd'hui Éthique et culture religieuse), il ne pouvait en être autrement. Il semble toujours émaner des profs de cette discipline un petit je-ne-sais-quoi qui fait souvent sourire, non? Les uns portent des bas blancs dans leurs «gougounes», les autres dégagent des odeurs aux relents particuliers, alors que quelques derniers encore semblent imprégnés d'un passé obscur et trouble...

J'ai pourtant vraiment choisi d'enseigner cette discipline. Certains ont douté de ce parcours un peu inusité, arguant que je n'étais justement pas un être biscornu abracadabrant. Certes, mais moi, ma singularité, je l'ai toujours pratiquée dans mon approche aux adolescents: en les écoutant. Ces mini-adultes ont parfois besoin d'une simple oreille, pas d'un conseil. Voilà, le secret est dévoilé!

Je les aime, mes ados. J'aime leurs plaies, leurs bosses, leurs différences... Leur unicité est remarquablement inspirante. Mes petits éclopés font grimper une grosse boule d'amour dans mon cœur. Plus les cheveux sont colorés, plus le look est différent, plus leur manteau est bardé de studs, plus je souris. Chaque début d'année est terriblement excitant.

Étrange que cette association de mots, dites-vous? Terrible, parce que j'ai peur de ne pas y arriver cette fois, mais excitant parce que je me demande par quels moyens inusités je réussirai, assurément. Tant de questions traversent mes synapses. Quels seront mes défis cette année? Dans quels comités je m'engagerai? Quels types d'élèves viendront me chercher les tripes? Saurais-je les guider, leur faire comprendre toute leur valeur? Comment les amener à se respecter?

Voilà autant de questions auxquelles répondre, que d'élèves à rencontrer cette année.. à la puissance 4! Plus de 500 noms d'élèves à apprendre en une année scolaire. C'est que ça en fait des syllabes à prononcer en une journée!

Mais ça fait aussi beaucoup de «petits mots gentils» potentiels à conserver...

Les journées plus grises, je ressors ces missives truffées de mots écrits au son, mais tellement réconfortantes. Oui, on m'en octroie même en 5e secondaire. On m'y parle de ma personnalité, du fait qu'on a aimé mon dernier projet de fou, mon approche... C'est que, voyez-vous, j'aime bien laisser ma créativité s'envoler et s'élever au-dessus des projets les plus audacieux. Mon bagage universitaire me permet de surfer sur la vague de la folie pédagogique. À défaut de porter des bas blancs dans mes sandales, j'aime oser en classe: romans-photos, toiles, publicités, totems, armoiries, sculptures géantes, encans, casse-tête, pâte à modeler, campagnes de financement, pétitions, capsules vidéos, mobiles, dépliants, jeux de société à inventer, à réinventer, «coin-coin», accessoires à adapter, personnages à créer: tout y est passé.

Oui, mes grands enfants ont tous pétri de la pâte à modeler et assemblé les quelques morceaux d'un casse-tête pédagogique! C'est donc à dire qu'ensemble on a ri, on a pleuré, on a essayé, on a perdu, on a gagné, on a douté... Quoi de mieux que de vivre une situation à travers une panoplie de moyens pour la comprendre?

Combien de fois ma directrice est-elle passée devant ma classe en riant parce que j'étais déguisée, juchée sur mon bureau, jouant les juges, les avocates, les animatrices?

- Madame, est-ce que la directrice sait que nous sortirons prendre des photos? Avez-vous le droit de nous laisser sortir?

- Bien sûr qu'elle le sait! Elle approuve le geste en plus. Ne croyez pas que vous ne serez pas surveillés. J'ai mes petits espions!

Certains élèves éprouvent de grandes difficultés. Académiques, certes, mais surtout émotionnelles. Oui, quand j'y repense, depuis mes débuts en enseignement, j'ai dîné plusieurs fois en tête-à-tête avec mes élèves. C'est que les questions d'adolescents n'attendent pas. Ils sont passionnés, curieux, spontanés, intenses. Ils ont besoin de réponses. À moi alors de me coiffer de mon chapeau d'infirmière, de psychologue, d'éducatrice spécialisée, de travailleuse sociale, de conseillère d'orientation, de cosméticienne, de pharmacienne, de cuisinière, de conseillère financière, de sexologue, de religieuse, etc. Ce dernier vous étonne? Les mœurs, us et coutumes des uns ne sont pas toujours ceux des autres...

«Encore faut-il savoir goûter la vie des élèves, sentir le pouls de leurs émotions et toucher leur cœur, pour leur permettre de l'ouvrir.»

À travers mes enseignements, les comités, les sorties, les galas, les projets, les dîners, on a beaucoup causé. Je les ai beaucoup questionné, mes petits protégés. Par le reflet, les regards, la reformulation, l'écoute active, créative... Mon oreille fine a souvent servie de catalyseur d'émotions. Pourquoi si souvent? Parce que l'adolescence, c'est vaste et ne se passe pas exclusivement en classe:

- C'est vrai qu'on ne doit pas mettre deux condoms?

- Comment je sais si elle m'aime vraiment?

- Je pense que je suis en amour, avec une autre fille. C'est normal?

- Je vais me suicider s'il ne m'aime pas.

- Mon père est venu dans mon lit cette nuit...

- C'est quoi la drogue du viol?

- Il a envoyé une photo de moi, sans chandail ni sous-vêtements, à ses amis...

Ces questions semblent simples, bien formulées. À la rigueur, prévisibles. Mais les réponses à leur donner s'entremêlent facilement. Les lettres ne savent plus former de mots précis et semblent nager dans un épais brouillard. Souvent, la vraie question n'arrive qu'après la dixième. Toutes ces interrogations sous-entendent mille et un sujets délicats qui demandent tous un traitement réflexif particulier. En apparence, ces questions dansent toutes autour du thème de l'amour. Par contre, pour bien répondre à leurs interrogations, il nous faudra pourtant parler des ITSS, des moyens de contraception, de la notion d'amitié, de celle de l'amour, de passion, de suicide, d'agression, de gangs d'amis, d'intimité, de protection, de communication, de drogue, d'identité, d'homosexualité, d'émotions, de partage, de sexe, de genre, de normes sociales, et j'en passe!

Pas de formation précise sur ces sujets. Non, rien d'autre que le «GBS» pour les amener à réfléchir, à se comprendre, se remettre en question. Pas toujours facile de rester de glace devant leurs confidences...

Certains prônent le détachement, la capacité à développer une fermeture à nos propres émotions, le verrouillage de la porte en sortant de l'école pour tout y laisser... Ce sont des trucs de fonctionnaires qui ne donnent aucun résultat avec les émotions. «Laissons les profs être des artistes», disait monsieur Serge Goyette, éducateur et directeur retraité, dans un récent documentaire sur le décrochage scolaire, dévoilé à Zone Doc. La théorie s'applique aux apprentissages scolaires, mais ô combien sociaux aussi... Laissez la créativité faire son œuvre: écoutez, regardez autrement, et vous trouverez comment aider!

J'ai développé, avec les années, une méthode pour bien cerner un ado. Il s'agit de mettre à profit nos cinq sens. Écouter est primordial, mais observer, scruter est tout aussi indispensable.

Tout de même, encore faut-il savoir goûter la vie des élèves, sentir le pouls de leurs émotions et toucher leur cœur, pour leur permettre de l'ouvrir, y faire une brèche pour panser chaque mot blessant, chaque action humiliante, chaque geste austère ou dégradant ayant pu être posé.

Évidemment, j'ai vécu les grandes batailles avec quelques parents mécontents, les élèves violents, différents, taxés... Il y a aussi les étudiants aux besoins particuliers, les corrections, les nombreux bulletins par année, les comités, les réunions interminables où quelques intervenants s'enfargent dans les fleurs du tapis. Mais ce que je retiens de mes classes, c'est ce qu'ils ont à nous apporter, les ados. Les notions académiques en éthique et culture religieuse nous servent parfois de tremplin. Elles nous permettent d'ouvrir le dialogue, de tracer un chemin jusqu'au cœur. Enseigner au 21e siècle nécessite parfois une accessoirisation, qui passe par les notions académiques...

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