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Du slow food au slow development science: l'art de prendre son temps

À l'image du mouvement né en Italie dupour s'insurger contre les chaînes de malbouffes, des universitaires ont lancé l'idée d'une, où il est proposé que la «société permette aux scientifiques de prendre le temps nécessaire mais surtout, que les scientifiques prennent leur temps».
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Ce billet du blogue Un seul monde a été écrit par Valéry Ridde, professeur agrégé de santé mondiale à l'Université de Montréal, titulaire d'une chaire de recherche en santé publique appliquée des IRSC et membre associé au Centre interdisciplinaire de recherche en développement international et société (CIRDIS).

« Real change is real hard in the real world » - Stange & Philips, 2007

Le changement réel est réellement difficile à accomplir dans le monde réel

Dans le domaine de la coopération internationale, ou plus largement lorsque l'on tente de mettre en œuvre des interventions qui visent à changer le statu quo et améliorer le sort des populations, on fait inlassablement face à la complexité. Cela est vrai quel que soit le lieu de l'intervention (pays à revenu élevé ou faible) ou son domaine (santé, éducation, etc.). Toute forme d'intervention qui vise le changement social s'éloigne donc des actions simples (si tant est qu'il en existe).

Cette complexité, qui n'est pas toujours compliquée, n'est pas une lubie universitaire ou un concept à propos duquel il est aujourd'hui devenu indispensable de discourir dans les blogues. Elle est inhérente à toute action humaine. Quel responsable de programme humanitaire pour lutter contre l'Ebola ou quel organisateur communautaire de la Beauce pour mobiliser un groupe de jeunes vulnérables à se prendre en main n'est pas confronté à cette complexité?

Ils font face à des acteurs sociaux, qui ont leurs envies, leurs humeurs, leurs objectifs, leurs forces, leurs faiblesses. Ils se meuvent dans des contextes en perpétuel changement, font face à des coupures budgétaires, à des priorités internationales qui évoluent, à des conditions climatiques ou sociologiques fluctuantes, à des enjeux politiques parfois incohérents. L'interaction entre tous ces éléments forme la complexité.

Ainsi, la complexité est le quotidien de l'intervenant dans le domaine du développement. Rien n'est jamais fixé, rien ne se passe toujours comme cela a été prévu... et heureusement doit se dire le lecteur au fait de ce quotidien! Edgard Morin nous disait que « dès qu'un individu entreprend une action, quelle qu'elle soit, celle-ci commence à échapper à ses intentions ».

Pourtant, on a expliqué à cet intervenant qu'il devait suivre le cycle immuable de gestion de projet. Pourtant, on lui a demandé de remplir un cadre logique figé avec des indicateurs objectivement (oui oui) vérifiables s'il voulait obtenir un budget. Pourtant, s'il décroche ce budget, il sera limité à une période de deux à trois ans dans le meilleur des cas. Et quand il arrive au terme de cette période, on lui demandera de rendre des comptes et, il proposera à un chercheur de l'aider dans cette tâche.

Mais ce chercheur va faire face aux mêmes contraintes contextuelles. On va lui demander de porter un jugement sur l'intervention alors qu'il voudrait plutôt la comprendre pour soutenir le changement. Ce chercheur, s'il est dans une institution universitaire, ne va pas réussir à faire comprendre à ses pairs et ses gestionnaires qu'une recherche appliquée, et dont les résultats sont utilisés par un organisme communautaire, est aussi importante qu'un article publié dans une revue renommée (pour/par qui ?).

L'application des connaissances est absente des critères de promotion de la plupart des universités. Ce chercheur, s'il a réussi à faire carrière, c'est parce qu'il a été stratégique et a réussi à devenir un expert d'une toute petite partie de la complexité. S'il veut l'embrasser (je parle de la complexité ici!), il lui faudra des années pour l'appréhender, la comprendre et se former ; autant d'années improductives selon les gestionnaires.

Car pendant ce temps : qui va donner des cours ; participer à une myriade de comités ; remplir des requêtes administratives (qui s'accroissent dangereusement) ; publier des articles (toujours en anglais) ; écrire des protocoles pour trouver des financements (ce qui devient un miracle vue les restrictions budgétaires actuelles au Canada comme en Europe, où l'accent est mis sur des solutions technologiques miracles bien qu'utiles) ; superviser et former les étudiants (qui sont de plus en plus nombreux)?

Pour appréhender la complexité, le chercheur pourrait plutôt travailler en équipe, mais les personnalités (la mienne aussi !) dans ce milieu rendent la collaboration compliquée (complexe aussi!). Elle est également très difficile dans un monde où la concurrence et la compétition sont au cœur de la culture contemporaine. Ces deux maux apportent malheureusement parfois leurs lots de méfaits éthiques, malversations, plagiats, etc.

En outre, étudier la complexité demande du temps, beaucoup de temps. Autant qu'en souhaiterait l'intervenant pour mettre en place son action de changement. Mais quel chercheur peut se permettre de passer six mois dans le contexte d'une intervention de développement, ce qui de toutes les façons ne suffirait pas pour tout comprendre? On sera donc contraint de réaliser des enquêtes quantitatives rapides ou avoir recours à des assistants et collaborateurs qui feront du terrain, autant de procédés qui éloignent le chercheur des réalités de la complexité. Mais peut-il faire autrement aujourd'hui?

À l'image du mouvement né en Italie du slow food pour s'insurger contre les chaînes de malbouffes, quelques universitaires ont maintenant lancé l'idée d'une slow science, où il est proposé que la « société permette aux scientifiques de prendre le temps nécessaire mais surtout, que les scientifiques prennent leur temps ». Isabelle Stengers propose dans son dernier livre qu'une « autre science est possible » et suggère un ralentissement des sciences.

Alors que les interventions de développement ne peuvent assurément susciter un changement social en deux ou trois ans, les études et recherches les concernant ne peuvent plus se contenter des modes de fonctionnement universitaires actuels. Ils ne sont absolument pas propices à l'étude de la complexité des interventions et donc, à réellement concourir à un changement structurel de nos sociétés.

Entre l'image d'Epinal du chercheur dans sa tour d'Ivoire et celle de l'anthropologue qui vit dans la communauté depuis 30 ans pour écrire des livres sur les masques ou les ouvriers, il y a certainement un nouveau modèle à penser pour que plus de recherches (complexes) soient entreprises afin de mieux comprendre et de rendre plus efficace/équitable les interventions de développement.

Les mondes de la recherche et de l'intervention de développement subissent les mêmes pressions (rapidité/rentabilité/productivité/vision court terme), or, donner les moyens et le temps de la complexité aux acteurs de ces deux mondes (les deux solitudes dit-on au Québec et ailleurs) devrait certainement permettre leur rapprochement, autant réclamé que nécessaire.

* Je tiens à remercier Anne-Marie Turcotte Tremblay et Thomas Druetz pour leurs commentaires d'une version précédente du texte, en espérant que lorsqu'ils auront terminé leur doctorat, ils seront aussi en mesure de contribuer aux changements de notre système auquel j'espère, ils appartiendront.

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Avril 2018

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