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L'aide au développement : un outil de contrôle des migrations illégales africaines vers l'Europe

De juillet à septembre 2014, les interceptions de migrants illégaux aux abords de l'Europe auraient augmenté de 150% comparativement à la même période en 2013.
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Ce billet du blogue Un seul monde a été écrit par Mylène Coderre, enseignante de science politique au Cégep régional de Lanaudière à Terrebonne, professionnelle de recherche pour la firme Bem & co et auteure du mémoire de maîtrise : «Incidence des politiques migratoires de l'Union européenne sur la gestion migratoire en Afrique de l'ouest : le cas de la politique étrangère espagnole au Sénégal», Département de science politique, UQÀM.

Opération de sauvetage au large des Canaries

Crédit: Noborder Network

En février 2015, FRONTEX (Agence européenne de gestion des frontières extérieures) publiait sa dernière analyse sur les risques auxquels était exposée l'Union européenne. Selon ce rapport, de juillet à septembre 2014, les interceptions de migrants illégaux aux abords de l'Europe auraient augmenté de 150% comparativement à la même période en 2013. Si cette hausse est expliquée, entre autres, par le conflit en Syrie, il demeure qu'une proportion importante de ces migrants (environ 40%) provient toujours de l'Afrique subsaharienne.

L'Union européenne, en raison de sa situation géographique, demeure une destination principale d'immigration pour les Africaines et Africains désirant quitter le continent dans l'espoir d'une vie meilleure. Depuis le début des années 2000, elle a connu plusieurs vagues d'immigration clandestine en provenance du continent africain: les embarcations marocaines traversant le détroit de Gibraltar, les pirogues sénégalaises et mauritaniennes à direction des îles Canaries, et plus récemment, les entrées de migrants à Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles au Maroc, ainsi que les arrivées successives d'embarcations à Lampedusa, en Italie. En 2014, l'Italie, la Grèce, et dans une moindre mesure, l'Espagne, ont été les principales destinations des flux migratoires illégaux.

Une approche globale des migrations illégales

Face à ce défi de taille, l'Union européenne et ses pays membres renforcent les contrôles frontaliers, mais ils réorientent également leurs politiques de développement pour qu'elles servent l'objectif de réduire la migration illégale. En 2005, le Conseil européen adopte une approche globale des migrations pour l'Afrique et la Méditerranée. Cette approche soutient que les opérations de contrôle ne sont pas suffisantes pour freiner les flux migratoires illégaux et qu'il faut parallèlement agir sur les causes profondes de la migration, soit la pauvreté. L'aide au développement devient donc un instrument indispensable pour réduire la propension à émigrer. Les conférences euro-africaines de Tripoli et Rabat l'année suivante viennent confirmer que cette approche des migrations implique un partage des responsabilités entre les pays d'origine et de destination. La collaboration des pays africains à la lutte contre la migration illégale devient donc une forme de condition à l'obtention d'une partie des montants dédiés au développement. Ainsi, les politiques de développement européennes tendent à inclure et financer des programmes pour la surveillance des frontières, la réadmission des migrants irréguliers, et le retour volontaire des émigrés africains.

Pour illustrer cette conditionnalité de l'aide au développement à un meilleur contrôle des migrations, il suffit de survoler les Fonds européens de développement (FED), l'instrument principal de l'UE pour la coopération internationale. À titre d'exemple, dans le 10ème FED (2008-2013) destiné au Sénégal, un des principaux pays d'origine des migrants subsahariens en Europe, on mentionne explicitement le nouveau défi de l'émigration irrégulière et un montant équivalent près de 6 millions $ lui est alloué pour une meilleure gouvernance de ces migrations. Par meilleure gouvernance, on entend une surveillance accrue de sa côte atlantique, des formations pour les agents frontaliers, et sa collaboration pour faciliter la réadmission des Sénégalais interceptés en territoire européen. Ainsi, de 2008 à 2013, pour une majorité de pays ouest-africains, des sommes ont été accordées à la gestion des migrations vers l'Europe, de façon directe, comme au Nigeria (plus de 20 millions $€) et au Mali (près de 7 millions $), ou indirectement en intégrant la thématique migratoire dans le domaine de la gouvernance et du renforcement des institutions nationales. Par ailleurs, cette insertion des enjeux migratoires dans l'aide au développement ne s'observe pas qu'au niveau de l'UE, mais également auprès des politiques nationales de ses États membres. Il n'est pas rare que les accords bilatéraux de coopération comprennent également des clauses sur le contrôle des migrations. L'Espagne a, par exemple, signé des accords de coopération migratoire avec le Sénégal, la Guinée-Conakry, le Maroc, la Mauritanie, le Cap-Vert, la Gambie, la Guinée-Bissau et le Mali.

Quelles implications?

La place importante qu'occupe la thématique migratoire dans les politiques de développement européennes est préoccupante. D'abord, l'immigration est présentée comme un phénomène à endiguer plutôt que comme un droit humain à défendre. Pourtant, l'article 13 de la Déclaration universelle des droits de l'homme reconnaît à tout être humain le droit de circuler librement à l'intérieur d'un État et d'y choisir sa résidence de même que le droit de quitter son pays et y revenir. Deuxièmement, l'aide au développement est détournée de son objectif initial qui est de réduire la pauvreté pour en servir un second conforme aux intérêts de l'UE : la réduction de la migration illégale. De surcroît, l'aide au développement devient un instrument de marchandage. D'un côté, l'UE et ses pays membres conditionnent son octroi à une «bonne» gouvernance des migrations, et de l'autre, les pays d'origine des flux migratoires vers l'UE, rendent conditionnelle leur lutte contre la migration illégale à une augmentation des montants d'aide au développement.

Mais surtout, la relative dépendance des pays ouest-africains à l'aide extérieure fait en sorte qu'ils se voient contraints à reconfigurer leurs propres politiques nationales de migration, de sécurité et de développement pour respecter les politiques de l'UE. Or, c'est un fait connu que la proportion des migrants africains dans l'espace Schengen est peu significative en comparaison au volume des migrations à l'intérieur même du continent africain. Dans un contexte où la CEDEAO (Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest) cherche à consolider un espace de libre circulation, de droit de résidence et d'établissement, les pays ouest-africains font face à des objectifs diamétralement opposés. D'une part, ils doivent augmenter la surveillance frontalière pour endiguer la migration illégale à destination de l'Europe. D'autre part, ils doivent souscrire à leurs obligations régionales en limitant les contrôles douaniers pour favoriser la libre circulation des populations ouest-africaines à l'intérieur de l'espace de la CEDEAO.

Enfin, l'émergence des enjeux migratoires comme champ d'action de l'aide au développement, au même titre que le processus démocratique, la bonne gouvernance ou l'État de droit, n'est pas sans incidence sur l'élaboration des politiques nationales des pays ouest-africains. Dans certains cas, tel le Sénégal, les migrations vers l'Europe ont pratiquement éclipsé les migrations intrarégionales ouest-africaines du débat politique, alors qu'elles sont quantitativement beaucoup plus importantes. Il est nécessaire que les politiques de coopération européennes, si leur objectif est bel et bien le développement, placent les migrations intrarégionales au cœur de leurs priorités plutôt que transférer la responsabilité des contrôles frontaliers de l'Europe aux pays ouest-africains.

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