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L'élection de Donald Trump expliquée à ma fille

Comment expliquer à ma fille que la démocratie c'est ça aussi, et qu'il va falloir supporter les insultes et les violences avec dignité et courage?
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Mardi après-midi, le bientôt ex-président Obama se voulait rassurant : «quoi qu'il arrive, le soleil se lèvera demain». Mercredi matin, il avait bien du mal à se lever le soleil : il fait gris et il pleut, une chape de plomb comme il y en a si rarement sur la Côte Est des États-Unis. On s'en réjouirait presque : dans la pénombre il est plus facile de passer inaperçu, de se cacher de ce jour qui n'aurait jamais de l'être. Mais dans quelques années, il risque bel et bien de ne pas se lever du tout, ce soleil, maintenant qu'un homme pour qui le réchauffement climatique n'est qu'une gigantesque blaguemade in China a été élu président du pays le plus pollueur sur terre.

«Allons-nous devoir quitter l'Amérique ?» s'inquiète ma fille, qui a peu dormi et peine à se réveiller. Je sens les larmes me monter aux yeux et je repense à ce soir de novembre d'il y a huit ans, à Chicago, elle sur mes épaules et le premier président noir de ce pays devant nous. «Non, chérie...» je réussis à murmurer ; pas nous, tout du moins pas tout de suite, mais pour quelques 11 millions d'immigrés sans papiers, la question se pose avec une tout autre urgence ce matin. Eux, le soleil, ils ne le verront qu'à travers le mur de béton et barbelés qui devrait désormais être complété - car il existe déjà en grande partie - tout le long de la frontière entre le Mexique et les États-Unis (et peu importe si cette date, le 9 novembre, était jusque là une date où les murs tombaient). C'est un jour noir pour tout ceux qui ont été stigmatisés tout au long d'une campagne sordide qui nous renvoie à la figure une réalité difficile à accepter : qu'une démocratie aussi vénérable que celle des États-Unis ait pu élire un raciste, misogyne, et ignorant ; et qu'il n'y ai pas eu assez d'anticorps dans cette société rongée par la peur du déclassement et la haine de l'autre pour élire une candidate certes pas parfaite (loin de là), mais tout du moins crédible. On ne lui demandait que cela ; et c'est sans doute là que nous avons perdu d'avance.

Non, ce matin le soleil ne se lèvera pas sur toutes les femmes victimes d'agressions sexuelles (si leur président s'en vante?...) ou souhaitant avorter et pour qui il faudra bien trouver «une forme de punition» ou une autre. Il ne se dévoilera pas non plus au 16 millions d'Américains ayant acquis une couverture sanitaire depuis 2010 et qui se la verront enlevée désormais. Aujourd'hui c'est un soleil noir qui se lève au-dessus des musulmans américains (tous des terroristes présumés), les latino-américains (pour la plupart des «violeurs et dealers»), les Noirs que les forces de police vont continuer à abattre impunément ou enfermer en prison par milliers, les juifs stigmatisés doucement par une campagne où l'antisémitisme s'est banalisé, et pour la communauté LGBT qui se retrouve devant un président, les deux chambres du parlement, et bientôt sans doute une Cour suprême ouvertement homophobe.

Comment expliquer à ma fille que la démocratie c'est ça aussi, et qu'il va falloir supporter les insultes et les violences, les images et les beuglements de «USA ! USA !» avec dignité et courage?

Pour eux tous, comme on dit ici, «it's open season» (la chasse commence). Non pas qu'il faille pleurer le sort du multiculturalisme américain, car il y est bien pour quelque chose dans ce résultat : selon les premières indications, il s'agit là de la première élection où les blancs, et surtout ceux des classes moyennes et modestes, ont eux aussi voté en bloc, telle une minorité assiégée. Il faudra du temps pour affiner les découpages démographiques de cette nouvelle carte électorale ; mais ce matin, les premiers à entrevoir un soleil radieux étaient les nostalgiques du KKK. Ont suivit des chefs d'État dont on ne se surprendra pas qu'ils partagent la désinvolture affichée par leur nouveau compère sur l'usage des armes nucléaires, et peut importe pour les Ukrainiens, Syriens, et Palestiniens qui s'en mêleront. Là encore, il ne faut pas être dupe : les enfants d'Alep et orphelins des drones d'Obama sont là pour nous le rappeler. Voilà longtemps déjà que le soleil ne se lève plus pour eux.

Comment expliquer à ma fille que la démocratie c'est ça aussi, et qu'il va falloir supporter les insultes et les violences, les images et les beuglements de «USA ! USA !» avec dignité et courage ? Que les Européens n'y échapperont de toute façon pas, alors même que le Brexit coule le Royaume-Uni, qu'on vote pour interdire l'IVG en Pologne, qu'on piétine les Grecs (qui eux ouvrent leurs portes aux réfugiés tandis que Bruxelles se goinfre et les grandes entreprises licencient), que les partis d'extrême droite sont aux portes du pouvoir un peu partout là aussi, et que Marine Le Pen s'en félicite, naturellement, de ce nouveau jour pour le peuple libre américain... Il y a des jours comme ça ou le soleil a honte pour nous. En Europe, ils ont survécu, tant bien que mal, à Berlusconi, et à bien pire avant lui. De ce côté de l'Atlantique, où le pire et le meilleur de la démocratie se succèdent sans relâche, nos yeux se portent déjà vers celle qui devrait, vraisemblablement, reprendre dans quatre ans et le flambeau de l'espoir porté par Bernie Sanders et le symbole d'une première femme présidente de ce pays. Nous survivrons cette fois aussi, mais à condition de comprendre cette rage débordante qui anime le vote d'hier soir, et qui puise dans tous ces désirs effrénés que notre société déclenche, mais ne sait plus satisfaire à suffisance, entraînant la crainte du déclassement et la haine viscérale de celui qui, forcément, en a profité à nos dépens. En 1941, alors que le monde se déchirait, l'historien Lucien Febvre implorait ses collègues de se saisir d'un objet d'étude aussi insaisissable que la vie affective des gens d'autrefois. Les historiens rechignent à comparer deux moments historiques distincts, mais cette urgence est la même aujourd'hui, pour les gens d'aujourd'hui, et il appartient aux sciences sociales et humaines de se prendre leurs responsabilités, chacun et chacune à sa façon, pour désamorcer cette politique du ressentiment avant qu'il ne soit trop tard.

Tout à l'heure, quand elle rentrera de l'école, j'expliquerai à ma fille que la démocratie c'est un peu comme la météo, et qu'il ne peut pas toujours faire beau. Je lui dirai qu'elle a raison d'avoir peur et que je suis moi-même terrorisé ; mais que nous ne surmonterons nos peurs qu'en essayant de comprendre celles des autres.

Ce billet de blogue a été initialement publié sur le Huffington Post France.

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