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Pour une poignée de dollars (ou comment les Argentins ont arrêté de croire en leur monnaie)

Face à une véritable crise de change, elle-même la conséquence d'une inflation endémique et de la dégradation des finances publiques, une dévaluation officielle du peso argentin paraît de plus en plus inévitable.
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Argentinian pesos are shown at the Maya and Tapas Grill restaurant in Miami Beach, Fla., Thursday, Dec. 13, 2012. Eat in Miami, pay in pesos! the ad for the Maya Tapas & Grill restaurant proclaims. At the Maya restaurant along Miami Beachs famed Lincoln Road, clients can pay in Argentine pesos at the official exchange rate. (AP Photo/Alan Diaz)
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Argentinian pesos are shown at the Maya and Tapas Grill restaurant in Miami Beach, Fla., Thursday, Dec. 13, 2012. Eat in Miami, pay in pesos! the ad for the Maya Tapas & Grill restaurant proclaims. At the Maya restaurant along Miami Beachs famed Lincoln Road, clients can pay in Argentine pesos at the official exchange rate. (AP Photo/Alan Diaz)

En juillet 2012, alors que les Argentins commençaient à recourir avec de plus en plus d'assiduité au marché noir afin d'échanger leurs pesos contre des dollars américains et que la cotisation parallèle de ces derniers commençait à montrer de sérieux signes de "découplage" avec sa cotisation officielle, le ministre de l'économie argentin déclara que le phénomène était une question "marginale et sans impact". Quelques mois plus tard, le fossé entre le dollar officiel et le dénommé "dollar blue" atteignait les 75%, et son évolution était non seulement devenu un véritable sujet de société, mais surtout un authentique cauchemar pour un gouvernement s'obstinant néanmoins à en nier les causes.

Pourquoi le dollar est-il une marchandise si convoitée?

À l'instar des Vénézuéliens, dans la même situation depuis 2003, depuis plusieurs mois les Argentins ne peuvent plus échanger leurs pesos contre des devises étrangères - en particulier des dollars américains- à leur guise. En effet, les restrictions imposées par le gouvernement de Cristina Kirchner initiées en août 2011 par le contrôle annoncé des opérations de change, se sont graduellement accrues et étendues, jusqu'à rendre l'accès au dollar (ou à l'Euro) pratiquement impossible: l'achat de devises à des fins touristiques a ainsi d'abord été considérablement limité -et suppose une demande formelle et détaillée auprès de l'agence fiscale argentine qui jugera si oui ou non la personne est autorisée a changer sa monnaie et dans quelles proportions -, tandis que les achats effectués à l'étranger ou via des sites internet étrangers par carte de crédit sont à présent sujets à une taxe additionnelle de 20 %. Plus restreignant encore, l'achat de dollars destinés à l'épargne est à présent interdit, tandis que les transactions vers des comptes à l'étranger sont pratiquement impossibles.

À premier abord, on pourrait penser que les restrictions pour se procurer des devises étrangères ne touchent que ceux qui, parmi les Argentins, ont l'opportunité de voyager, ou qu'elles visent, comme le prétendait le gouvernement au début de la mise en place des mesures, à lutter contre l'argent sale. Mais, dans un pays comme l'Argentine (tout comme c'est le cas au Venezuela, où l'accès au dollar est également pratiquement impossible), cette mesure revient tout simplement à empêcher les Argentins d'épargner.

En effet, épargner en dollars américains est une vieille habitude dans un pays qui a fréquemment connu des niveaux d'inflation totalement incontrôlables (allant jusqu'à atteindre les +5000% dans les années 80) ainsi que des dévaluations drastiques (la dernière, de 75%, ayant eu lieu suite a la crise de 2002) et n'a donc aucune confiance en sa monnaie nationale.

Depuis 2007, l'inflation - non officielle- est estimée à environ 25% par an en moyenne, et ne semble montrer aucun signal de ralentissement, bien au contraire. Face à ce constat, les Argentins ont ainsi rapidement retrouvé leur réflexe consistant à acquérir des dollars, et, si possible, de les sortir du pays, via, par exemple, des dépôts à l'étranger ou l'acquisition de propriétés ou d'instruments financiers en dollars. De cette manière, ils cherchent à se protéger contre la perte de valeur de leur monnaie bien sûr, mais également contre une éventuelle confiscation de leur épargne par le gouvernement, tel que ça avait le cas en 2002 lorsque le défaut sur la dette argentine s'était non seulement accompagné d'une dévaluation spectaculaire du peso, mais également du passage obligatoire des comptes bancaires en dollars à des comptes en pesos, et ce au nouveau taux de change en vigueur, c'est-à-dire au quart de leur valeur initiale.

Le gouvernement s'efforce quant à lui aujourd'hui de lutter contre la tendance des Argentins à fuir leur propre monnaie afin de limiter la fuite des capitaux, de préserver ses réserves et à limiter la dévaluation du peso argentin, qu'il a tout intérêt à maintenir à un niveau fort.

En effet, la fuite des capitaux s'était sensiblement accélérée à la fin des années 2000, pour s'élever à 21,5 milliards de dollars en 2011, tandis que les dépôts en dollars dans les banques commerciales avaient chuté de 50% cette même année, conduisant la Banque centrale à devoir puiser dans ses réserves en dollars afin de payer sa dette. Les importantes mesures de limitations aux importations (relativement discrétionnaires) mises en place en 2011 et ayant conduit plusieurs entreprises importatrices à suspendre leur activité locale voire à fermer, témoignent également de la nécessité du gouvernement à enrayer la détérioration de la balance commerciale du pays, qu'il a de plus en plus de mal à financer. Le gouvernement n'a en effet pas la possibilité d'acquérir des dollars sur les marchés financiers, puisque depuis le colossal défaut sur sa dette en 2002 il ne peut plus emprunter sur les marchés de capitaux internationaux. L'augmentation des dépenses publiques domestiques - en constante expansion depuis 2003 principalement du fait des subventions massives assignées à l'énergie, aux transports et aux logements et de la multiplication par deux du nombre de fonctionnaires - est quant à elle financée en grande partie par la planche à billets (on estime que la masse monétaire en circulation dans l'économie argentine a augmenté de 38% en 2012), phénomène conduisant à une dépréciation de la monnaie locale, la production du pays n'augmentant pas (du tout) dans les mêmes proportions.

Le développement d'un véritable marché parallèle de devises

La demande toujours plus urgente de dollars de la part des particuliers et des entreprises argentins, d'une part, et les restrictions de plus en plus sévères imposées par le gouvernement pour les y en empêcher, de l'autre, ont ainsi naturellement débouché sur le développement rapide d'un marché parallèle de devises au cours de ces derniers mois.

Ainsi, à la fin 2011, le dollar officiel cotisait à environ 4,20 AR$ et pouvait s'échanger relativement aisément. Au début de l'année 2012, suite à l'accroissement des restrictions de change, une cotisation parallèle commença à se définir, reflétant de cette manière le taux de change auquel il était possible d'acquérir des dollars de manière illégale à travers des traders (communément appelés les "arbolitos", les arbustes) réalisant les opérations à domicile ou dans des "cuevas" (caves). Le marché du dollar "blue" se développa et professionnalisa rapidement et aujourd'hui à peu près n'importe qui peut suivre l'évolution jour par jour du taux de change du dollar et de l'euro "blue" grâce à des sites officiels, notamment ceux des principaux médias du pays, ou avoir accès à un "arbolito" afin de réaliser des opérations de change, qu'il s'agisse de sommes dérisoires ou de plusieurs centaines de milliers de dollars.

C'est ainsi qu'à la fin mars 2013, le dollar cotisait officiellement à 5,05 AR$ tandis que le dollar "blue" s'échangeait dans la rue à 8,75 AR$. L'Euro officiel cotisait quant à lui à 6,6 AR$, tandis que n'importe quel touriste pouvait les échanger à environ 10 AR$ - soit une différence de près de 70 % - sur le marché parallèle.

Les conséquences du dollar parallèle sur l'économie argentine

De manière prévisible, le développement de ce marché a non seulement révélé une forte surévaluation du peso, encouragée volontairement par le gouvernement, mais a également précipité une véritable crise de change provoquant de graves distorsions macroéconomiques, mais également sociales, dans la mesure où elles distordent l'échelle des valeurs sociales.

Ainsi, les biens communément évalués en dollars, tels que les biens l'immobilier, ont maintenant des prix variables en fonction du taux de change pratiqué par le vendeur. C'est ainsi qu'un appartement de 100 000 dollars peut, une fois convertis en pesos, couter au locataire entre 500 000 et 875 000 pesos, distorsion accélérant de ce fait à la fois l'accroissement de l'inflation en pesos et la propension des Argentins ayant une activité susceptible de leur procurer des devises étrangères à vouloir traiter avec des étrangers plutôt que des Argentins. Certains propriétaires en viennent carrément à n'accepter que les dollars pour conclure les ventes ou locations d'immobilier, rendant l'accès à la propriété encore plus difficile pour les Argentins, qui doivent déjà composer avec des crédits bancaires a des taux d'intérêt souvent variables et prohibitifs.

Certes, les conséquences de ce phénomène peuvent paraître dérisoires tant elles touchent une partie seulement de la population, mais leur effet social n'est pas négligeable, dans la mesure où se creuse le fossé économique entre ceux ayant accès au dollar et ceux qui ne l'ayant pas, entre ceux qui spéculent, et ceux qui épargnent ou investissent. Ces distorsions sont également naturellement extrêmement propices au développement de l'informalité dans un marché où elle est déjà presque la norme et dans lequel les transactions financières, qu'elles soient effectuées par les particuliers ou les entreprises, ont tout intérêt à ne pas passer par le système, tant le cout d'opportunité est élevé. Enfin, comme dans toute situation où l'accès à un bien est contrôlé par le gouvernement, les opportunités de corruption fleurissent.

Quant à la surévaluation du peso officiel, maintenu artificiellement fort grâce au blocage du marché sur lequel il devrait fluctuer en fonction de l'offre et de la demande, sa conséquence la plus préoccupante concerne la perte de compétitivité des secteurs exportateurs, dont le secteur agricole est le principal représentant. En effet, du fait de l'inflation, les entreprises exportatrices voient leurs couts augmenter en pesos (environ 25 % à 30 % par an) tandis que leurs recettes sont indexées sur des prix initialement libellés en dollars (et convertis en pesos au taux officiel par la Banque centrale d'Argentine au moment du paiement) et relativement stables, réduisant ainsi leur marge de rentabilité à mesure que l'inflation n'est pas compensée par la dévaluation du peso. Et si les entreprises ne dépendant pas du commerce avec l'extérieur peuvent se permettre de transférer une grande partie de l'inflation sur le consommateur afin de ne pas réduire leurs marges (ce qui est néanmoins assez compliqué pour les biens et services n'étant pas de première nécessité), les secteurs dépendant de l'extérieur sont pris au piège, soit parce qu'ils ne fixent pas eux-mêmes leur prix (par exemple dans le cas des matières premières), ou ne peuvent se permettre de perdre leur compétitivité (par exemple le secteur du tourisme, des services, etc.).

Bien conscients du caractère insoutenable de la situation et du taux de change surévalué du peso, de plus en plus d'exportateurs choisissent ainsi, dans la mesure du possible, de reporter leurs ventes dans l'espoir qu'une dévaluation prochaine leur permette de meilleures recettes en pesos.

Ironiquement, le premier touché par ce dilemme est le gouvernement, qui se finance largement grâce aux royalties et impôts qu'il prélève sur le secteur agricole, à tel point qu'un débat au sein du gouvernement évaluait récemment la possibilité d'utiliser la "loi antiterroriste" pour obliger les producteurs à vendre leur récolte dans des délais précis.

Pourquoi le gouvernement argentin ne dévalue pas sa monnaie

Dans ce contexte et face à une véritable crise de change, on pourrait se demander pourquoi le gouvernement se nie toujours à dévaluer. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées afin de comprendre la résistance de Mme Kirchner à laisser sa monnaie se déprécier.

La première tient au fait qu'une dévaluation reviendrait à admettre une inflation que toutes les sources privées s'accordent à situer entre 20 % et 30 % annuels depuis 2007, mais que le gouvernement de Cristina Kirchner s'obstine, de manière presque provocatrice, à nier. Dans un tel contexte, dévaluer officiellement le peso reviendrait à admettre que le niveau de l'inflation sape significativement la valeur de la monnaie nationale, justifiant ainsi la propension des Argentins à troquer leur monnaie contre des devises stables. Cela reviendrait également à admettre que la croissance argentine, en perte de vitesse préoccupante, est également à présent presque qu'exclusivement alimentée par les dépenses publiques et la consommation, elle-même encouragée par les forts niveaux d'inflation qui la transforme en l'unique manière actuelle de se protéger (légalement) contre la perte de pouvoir d'achat de leur monnaie.

Pour un gouvernement qui s'est longtemps illustré pour son orgueil exceptionnel, une telle mesure reviendrait tout simplement à reconnaître l'échec de sa politique monétaire voire de sa politique économique dans son ensemble.

La seconde raison pour laquelle le gouvernement argentin n'a pas intérêt à dévaluer sa monnaie tient à voir avec le déficit énergétique du pays d'une part, et sa dette externe de l'autre. En effet, malgré le fait que le pays possède d'importantes richesses énergétiques, son incapacité à les exploiter de manière autonome en fait un importateur net de ressources énergétiques, dont les prix sont par ailleurs fixés en dollars. Un peso artificiellement fort permet des alors de régler des factures énergétiques de plus en plus importantes à un taux dérisoire.

De la même manière, la dette externe du pays est libellée en dollars et maintenir une devise surévaluée lui permet de réduire son poids dans le budget national.

Enfin, pour les mêmes raisons, un peso fort permet de contrôler le cout des importations, tandis qu'une dévaluation entrainerait un surcout des importations, dont la majorité de l'industrie argentine reste extrêmement dépendante et les contraindrait, par effet de manche, à augmenter leurs prix, générant davantage d'inflation.

Conclusion

Face à une véritable crise de change, elle-même la conséquence d'une inflation endémique et de la dégradation des finances publiques, une dévaluation officielle du peso argentin paraît de plus en plus inévitable.

Là où le gouvernement a probablement raison, c'est qu'il serait néanmoins illusoire de penser qu'une telle mesure résoudrait quoi que ce soit. En effet, dévaluer entrainerait davantage d'inflation, rendant une nouvelle dévaluation nécessaire et ainsi de suite. C'est d'ailleurs ce qu'ont fait beaucoup de pays du continent dans les années 80, les conduisant à une hyperinflation et aux conséquences dramatiques des ajustements qui ont suivi. Et il est difficile d'imaginer qu'un problème aussi complexe puisse se régler par un ajustement monétaire cosmétique et provisoire plus que par un réel changement de politique, d'abord monétaire, puis économique.

Là où le gouvernement s'enlise probablement définitivement, en revanche, c'est en s'obstinant délibérément à nier à la fois les causes et la gravité de la situation, préférant dès alors accumuler les mesures urgentes et multiplier les restrictions en tout genre (aux importations, a l'achat de devises, aux transferts a l'étranger, etc.) plutôt que de s'employer à redéfinir une politique économique et monétaire destinée à combattre les vrais problèmes à leur source.

Le problème actuel n'est pas le marché noir, l'évasion du capital, l'antipatriotisme des Argentins qui cherchent a préserver leur épargne en la sortant du pays, ou les spéculateurs cherchant à couler le pays, comme le prétendent certains membres du gouvernement pris au piège de leurs propres myopies. Ces phénomènes n'en sont que les conséquences, tandis que le problème est que, de nouveau, les Argentins ont perdu toute confiance en leur monnaie et, donc en leur gouvernement et de sa capacité à créer un environnement économique et social stable et fiable. Et lorsqu'il s'agit de renouer avec la confiance, manipuler les chiffres et les informations, et restreindre les libertés des citoyens plutôt que de réfléchir à la meilleure manière de leur en rendre semble être une stratégie vouée à l'échec. Difficile, cela dit, de penser qu'un gouvernement aussi malin que celui de Mme Kirchner n'en est pas conscient, mais dans le pays où le moyen terme n'existe pas et qui semble aspirer ouvertement à ressembler de plus en plus au Venezuela (dont les niveaux d'inflation ont déjà été dépassés par l'Argentine), seules semblent aujourd'hui compter les élections législatives d'octobre.

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