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Sado-masochisme: fantasmes et réalités

On l'aura compris, le fantasme sadomasochiste est le plus répandu du monde car il recèle tous les atermoiements de notre construction inconsciente: être le pur objet de l'autre, se laisser entièrement prendre en charge, être totalement pénétré de sa puissance et demeurer à jamais le maître de son âme.
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J'ai eu la mauvaise surprise à mon retour de vacances de trouver apposée à mon cabinet la plaque suivante:

Charlatan sexiste. Spécialité phallocratie. Diplômé de la grande école patriarcale de France. Consultation déconseillée aux femmes.

Ce charmant épitaphe était accompagné d'un tract, glissé dans toutes les boîtes aux lettres de l'immeuble, expliquant à qui voulait le lire ce qui avait mis le feu aux poudres: j'avais été interrogé lors du journal de France Inter sur la polémique qui avait entouré la sortie du film de François Ozon Jeune et jolie, polémique portant sur les "fantasmes de prostitution". J'avais alors déclaré en substance: "on peut avoir le fantasme d'être violée, certaines femmes ont ce fantasme là, qui les fait jouir, mais ce n'est pas pour ça qu'elles ont envie d'être violées..."

Pour les auteures du tract, "entretenir le fantasme du viol, c'est valider le libre accès aux corps des femmes en déculpabilisant les hommes de toute responsabilité de leurs actes".

Phallocrate sexiste, donc... Diable ! Je dois avouer que pour quelqu'un qui avait accompagné depuis toujours les mouvements de libération des femmes, qui avait pratiqué des interruptions de grossesse, alors hors-la-loi, pendant ses premières années d'étude de médecine, qui était convié la semaine suivante, en grande pompe, au Conseil Economique et Social, à ouvrir la journée de l'Egalité, le coup était un peu rude. J'ai réalisé qu'il me fallait sans doute faire preuve de davantage de pédagogie lorsque j'abordais le sujet épineux des "fantasmes".

Par bonheur, l'actualité de l'été allait apporter de l'eau à mon moulin: le magazine Forbes a en effet dévoilé le 12 août que Mme E. L. James, bienheureuse auteure du soft-porn 50 nuances de Grey était l'écrivaine qui avait touché le plus d'argent entre juin 2012 et juin 2013, en faisant rêver des millions de ménagères à travers le monde. Ce livre, acheté à 80% par des femmes, a vu le format e-book jouer un rôle déterminant dans ce succès aussi foudroyant que planétaire, en permettant aux lecteurs et aux lectrices de se procurer cet ouvrage à la réputation sulfureuse de manière très discrète et de le dévorer à l'abri des regards indiscrets.

Ce roman, chacun le sait, raconte en long et en large les aventures d'une femme soumise, battue, attachée, humiliée, violentée pour son plus grand plaisir. Faut-il en déduire que des millions de femmes dans le monde ont REELLEMENT envie d'être battues, humiliées, violentées ? Bien sûr que NON ! Et pourtant ce fantasme recèle, de toute évidence, un incontestable pouvoir excitant. De la même façon que lorsque vous allez frissonner aux films de loups garous, vous n'avez aucune envie qu'ils viennent vous lécher la nuit le bout des pieds.

Pour un psychanalyste, un fantasme est justement dans la plupart des cas, ce que l'on redoute, ce que l'on n'a pas envie de voir se réaliser mais qui est néanmoins source d'excitation. C'est compliqué l'inconscient, l'envie et la peur, le désir et le dégoût, la pulsion de vie et la destructivité s'y conjuguent et s'y interpellent en permanence.

Car l'univers du "sexuel" s'élabore dès notre naissance: il est celui du nourrisson bienheureux qui découvre en tétant et en suçotant les prémices de bien des plaisirs ultérieurs. Dès l'aube de la vie, c'est par l'expérience du corps que nous découvrons le monde et que nous ressentons les liens qui nous arriment à notre entourage. Le psychisme va s'étayer sur ces ressentis corporels de plaisir et de déplaisir, de fusion et de séparation, d'excitation et d'angoisse d'abandon. Nous apprenons à jouer avec notre corps et à jouer de la puissance érotique du lien charnel avec l'autre.

Toute la sexualité adulte nous amène à renouer avec ces sensations primordiales. Les fantasmes sont alors des scénarios imaginaires qui naissent dans la pensée inconsciente de ces enfants confrontés aux grandes énigmes du monde: si ma maman s'en va, est-ce qu'elle va m'abandonner ou mourir? Si mon papa me gronde, est-ce qu'il va m'anéantir et me détruire? Est-ce que s'il fait trop noir ça va faire venir le grand méchant loup? A quoi sert ce truc entre mes jambes qui a l'air d'attirer fortement l'attention d'autrui? Est-ce qu'on peut me l'arracher ou est-ce qu'il peut tomber? Et pourquoi moi j'en ai pas?? Toutes les excitations des premières interrogations sur les organes sexuels, l'énigme de la différence des sexes et à quoi ça sert, s'articulent avec des angoisses primitives d'intrusion, d'abandon, de pénétration... et avec la quête d'amour de ses parents ou de ceux qui en tiennent lieu.

La charpente du fantasme a été mise à jour par Freud dans la fameuse scène "un enfant est battu": je suis celui qui regarde (et qui jouit) de voir mon père battre un enfant que je hais, je suis cet enfant maltraité par mon père, il me bat parce qu'il me hait, il me bat parce qu'il m'aime et veut jouir de moi, je jouis de cet amour... tous ces retournements inconscients nous amènent à occuper sur la scène fantasmatique les rôles de tous les protagonistes: l'humiliation se retourne en triomphe, la passivité en activité, et la soumission devient le jubilé paradoxal de la domination.

Ce triomphe du retournement alimente depuis toujours une abondante littérature qui fixe les hommes et les femmes à des places immuables: Pygmalion amoureux devient le jouet de sa créature, Pretty woman voit se jeter à ses pieds son micheton éperdu, et Anastasia Steel, n'en doutons pas, règnera sur le cœur de Christian Grey pour l'éternité. On en retrouve tous les avatars dans les niaiseries de la collection Arlequin. Un fantasme féminin se dévoile, celui de la belle au bois dormant qui gouverne le cœur de son prince charmant ; celui, largement disséqué par Lacan, de l'esclave qui cherche un maître sur lequel régner.

On l'aura compris, le fantasme sadomasochiste est le plus répandu du monde car il recèle tous les atermoiements de notre construction inconsciente: être le pur objet de l'autre, se laisser entièrement prendre en charge, être totalement pénétré de sa puissance et demeurer à jamais le maître de son âme. Que ce fantasme soit largement accrédité par une culture qui assigne les femmes à cette triomphale soumission n'y change rien, pas plus que la longue marche vers l'égalité des sexes : tout comme nous continuons à nous précipiter pour frissonner devant des films d'horreur, plus secrètement, des millions de femmes (et d'hommes) vont dévorer les 50 nuances...

Et rassurons-nous donc, pas plus que la guimauve sentimentale de Grey et de sa dulcinée, le fantasme sadomaso n'a à voir avec la réalité des pratiques sadiques et masochistes. Ce ne sont pas les sentiments qui alimentent la destructivité sadique. Le véritable sadique ne s'intéresse absolument pas à sa victime en tant que telle, il lui suffit, précisément, qu'elle soit annulée et victime. Le véritable sadique n'aime ni ne hait sa proie, pas plus qu'il ne hait -à travers elle ou au lieu d'elle, et en raison d'un mystérieux transfert ou d'une association tronquée- un quelconque autre objet plus ou moins originaire. Dans le sadomasochisme, il n'y a pas de place non plus pour les passions du mélodrame, pas de place pour les tragédies débordantes d'amour, de jalousie, de pouvoir ou de nostalgie... et j'ajouterais, pas de place pour le sexe.

Une chose est sûre, les fantasmes sont comme les rêves ou les cauchemars, ils restent cantonnés à nos pensées les plus intimes et ils ne doivent en aucun cas servir de justification au pouvoir des hommes sur les femmes et encore moins, on l'aura compris à l'accomplissement de viols ou de quelque violence que ce soit.

Mercredi 25 septembre, la représentation de la comédie musicale 50 et des nuances (parodie du best-seller 50 nuances de Grey) sera suivie d'un débat "Domination & Voluptés - Réflexions sur le contrat SM", auquel participeront Mme Catherine Robbe-Grillet (écrivain et maîtresse de cérémonie), Mme Noëlle Chatelet (femme de lettres), Octavie Delvaux (écrivain), Serge Hefez (psychiatre et psychanalyste), Pascal Mbongo (Juriste) et Ian Soliane (écrivain). Ce débat sera "dominé" par David Abiker.

  • Spectacle à 20H30, débat à 22H15. Le Palace, 8 rue du fbg Montmartre, 75009 Paris

Serge Hefez est l'auteur du livre Le Nouvel ordre sexuel, paru dernièrement aux éditions Kéro.

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