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Le rapport Demers et la destruction programmée de la culture

Le rapport Demers ne retient de la mission des cégeps que la partie formation à l'emploi. [...] La volonté du rapport Demers et du Ministère de l'Éducation de réformer la formation générale commune, qui assure encore malgré tout le partage de cette culture, pose six problèmes assez sérieux.
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Suite au texte de la NAPAC, publié dans le Soleil du 1er septembre et dans le Journal de Montréal et celui de Québec du 29 août, « Mise à mort de la culture », où nous répondions aux propos de Bernard Tremblay, président de la Fédération des cégeps (qui représente leurs Conseils d'administration), nous avons reçu plusieurs réactions, souvent passionnées.

Certaines critiquaient pour le moins vertement notre propos, confondant parfois le message et le messager et considérant que, en fin de compte, tout sera pour le mieux dans le meilleur des Québec possible lorsque les propositions sur la formation générale commune des cégeps du rapport Demers seront enfin appliquées et la mise au pas de la culture sur le marché enfin achevée.

D'autres nous demandaient simplement de plus amples explications. D'autres enfin nous encourageaient, et nous en remercions ici les auteurs.

Nous sommes heureux dans tous les cas de constater que notre préoccupation quant à l'éducation et aux enjeux actuels qui la concernent est ainsi partagée.

Avant d'en venir à ce qui nous semble l'essentiel, précisons quelques points à propos de notre texte « Mise à mort de la culture ».

1) Nulle part nous n'y évoquons la philosophie. Si elle est actuellement menacée dans sa pratique et dans son enseignement collégiaux, telle n'est pas l'inquiétude notre propos, et que nous soyons en effet des profs de philosophie ne signifie pas pour autant que là se trouve tout l'horizon de notre réflexion.

2) Ce que nous y affirmons bien en revanche, c'est que la volonté d'arrimer (c'est le terme utilisé par le Ministère de l'Éducation, pas le nôtre) plus et supposément mieux l'école au marché constitue un réel danger pour la mission des cégeps.

Cette mission, définie par le rapport Parent, était double : former des travailleurs qui puissent participer à l'essor d'un Québec moderne, non seulement sur le plan social, politique et culturel, mais aussi sur le plan économique et industriel. Il s'agissait aussi, dans une inspiration justement moderne, de partager avec ces futurs travailleurs et ces futures travailleuses la culture qui était jusque là réservée à une petite élite.

Le rapport Demers ne retient de la mission des cégeps que la partie formation à l'emploi. Rappelons d'autre part, pour éviter les amalgames douteux et les réductions grossières que le cégep ne vise en aucun cas à former des philosophes ou des écrivains ou des artistes, qui seraient par la suite à la dérive sur le marché du travail, mais seulement des citoyens éveillés et des êtres humains qui ne soient pas réduits à leur statut de travailleur. Car la vie, y compris la vie sociale, n'est pas que dans le travail...

3) La volonté du rapport Demers et du Ministère de l'Éducation de réformer la formation générale commune, qui assure encore malgré tout le partage de cette culture, pose six problèmes assez sérieux.

Premier problème, elle suppose l'impossibilité de simultanément initier à cette culture et former à l'emploi, ce qui est sans doute le plus grand mensonge dont nous sommes nourris actuellement quant à l'éducation. Les cégeps prouvent que cela est non seulement possible, mais souhaitable, et ils le font depuis plus de 50 ans ; ajoutons que nulle part en Occident n'existe une telle structure qui traite également les étudiants destinés au marché du travail et ceux destinés aux professions libérales ou demandant un haut niveau de spécialisation technologique (généralement mieux rémunérée, dans tous les cas plus monnayables) et passant par la fréquentation de l'université ou d'instituts d'études supérieures hautement spécialisés.

Deuxième problème, cette volonté ne se base sur aucune donnée statistique ou factuelle (allez voir!), sinon une étude effectuée à partir d'un focus groupe d'étudiants et remontant à 1994! L'avis du Conseil supérieur de l'éducation d'avril 2014, sur lequel s'appuie largement le rapport Demers, mentionne sans les nommer « diverses études et propos entendus ». Un peu maigre tout de même...

Troisièmement, ce que l'on propose à la place de cette formation générale commune - et qui n'est à tout le moins pas clair -, on ne nous montre pas que ce serait mieux, ni en quoi, pour les étudiants, ni du reste pour l'ensemble de la société.

Quatrièmement, rappelons que le rapport Demers avait pour mandat de proposer des solutions pour que demeurent viables les cégeps en régions. Si le choix de proposer une approche strictement marchande pouvait faire l'objet de débats (ce qui n'est même pas le cas actuellement), conclure le rapport sur la nécessité de changer la formation générale commune constitue pour le moins un raccourci assez surprenant.

Cinquièmement, cela présuppose que la philosophie et la littérature (surtout) sont responsables de la situation des cégeps ou, à tout le moins, qu'elles nuiraient à leur compétitivité internationale (notre langue, notre sacrée langue, ne va pas bien avec les nécessités économiques, il semblerait. M. Tremblay, après M. Bolduc, s'est exprimé pour une révision modulée de l'examen de français. « Speak white, parlez-nous production, profits et pourcentages », vieille histoire décidément!). Cette position indique bien plutôt que la culture dérange ; la moindre réformette donne lieu à la volonté de l'éroder encore plus.

Enfin, ce rapport présuppose que la formation générale commune n'a pas changé depuis le rapport Parent, qu'elle ne s'adapte pas dans sa pratique. Cette perspective administrative est évidemment bien loin de la vérité, d'une part parce que des réformes, il y en a eu plusieurs depuis 1993 (et avant), d'autre part parce que les profs s'adaptent bel et bien, dans leurs contenus de cours et dans leurs pratiques pédagogiques. C'est encore plus vrai eu égard au « changement de garde » de ces dernières années suite aux départs à la retraite assez massifs des profs qui ont œuvré dans les cégeps depuis leur origine.

4) Mais venons-en au cœur de certaines critiques que nous avons reçues : il n'y aurait nul danger pour la culture dans la volonté de réforme actuelle. Il est bien joli de l'affirmer, mais encore faudrait-il le montrer.

Or, la simple étude des structures institutionnelles est plus que suffisante, quand on se donne la peine de la faire et de remonter aux sources (notamment les documents de l'OCDE) pour constater les changements induits et les conséquences qui en découlent : concrètement, l'arrimage grandissant, voulu, désiré, justifié de l'école au marché.

Certains ne partagent pas notre sentiment de danger, sentiment cependant bien étayé par la lecture, l'analyse et la compréhension de multiples documents officiels émanant d'instances aussi bien internationales que provinciales ou locales. Ce qui en ressort est ce que nous avons en effet nommé « la destruction programmée de la culture ».

Nous entendons, quant à nous, assumer notre analyse en toute lumière et publiquement débattre de ce danger ; nous entendons, quant à nous, en expliquer les causes, en montrer la réalité : nous organisons à cet effet, en collaboration avec la chaire UNESCO d'étude sur les fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique de l'UQAM, un événement public et gratuit, le 19 septembre à l'auditorium de la Grande bibliothèque - cela une semaine avant le rassemblement libéral sur « l'éducation du 21e siècle », où des experts en management surtout vont nous expliquer comment arrimer encore plus l'école au marché.

Le sentiment de ce danger n'est pas de notre seul fait : des personnalités éminentes comme Micheline Lanctôt ou Bernard Émond, de grands sociologues comme Guy Rocher, l'un des fondateurs de la sociologie au Québec et signataire du rapport Parent, et Gilles Gagné, auteur d'analyses remarquablement lucides sur notre système d'éducation, ont jugé bon de se mobiliser pour exposer cette menace que d'aucuns considèrent comme inexistante. Nous espérons ainsi voir nos contradicteurs venir nombreux juger de la pertinence de notre inquiétude.

Deux mots pour finir : ce danger, quel est-il ? Pas que la culture disparaisse, bien entendu, mais qu'elle se retrouve totalement soumise, dans ses modalités principales de transmission, au marché. Concrètement, le projet de réformer la formation générale commune, c'est de l'intégrer (ou plutôt la désintégrer) dans les programmes, sous prétexte, gratuit et peu documenté (que la récente étude ERES Larose-Duchesne, « Perceptions de l'enseignement et réussite éducative au secondaire », met à mal du reste), que si les étudiants choisissent des cours de la formation générale qui correspondent à leurs intérêts professionnels, ils en seront plus motivés et plus intéressés. Outre que cela reste à démontrer, on ne peut que se demander comment ces étudiants pourront être stimulés à découvrir autre chose que cet intérêt, pourront être initié à d'autres fragments du monde où ils sont appelés à vivre. On considère ici que des adolescents ou de jeunes adultes de 17-18 ans ont déjà et définitivement choisi et que ce choix devrait conditionner la totalité de leur curiosité et de leur soif de vivre.

La formation générale commune assure, mieux que quoi que ce soit d'autre, même si elle n'est pas suffisante, la fameuse « mobilité étudiante », y compris vers les divers programmes universitaires ; elle assure aussi, ou assurait, une certaine équivalence entre les cégeps, et notamment entre les cégeps de régions et ceux de la capitale ou de la métropole. En alignant donc la formation générale commune sur les programmes, soit en la « granulant », en la décomposant en parcelles (des compétences), on la soumet aux profils de sortie de ces programmes, devant lesquelles elle aura alors à se justifier, profils de sortie qui sont fixés en large partie par les représentants du marché, y compris à l'échelle locale. Le rapport Demers l'affirme, « les collèges sont les mieux placés pour développer une formation générale cohérente avec les besoins de leur milieu ». Le danger, ce n'est pas la disparition de la culture, c'est sa soumission à peu près complète aux demandes économiques.

Dès lors, comment la culture pourrait-elle jouer son rôle libérateur, qui permet notamment de remettre en question (c'est l'apport de la modernité qui inspire le rapport Parent) le bien-fondé des décisions politiques au sens large et d'en éviter les dérives les plus inquiétantes ? Qui permet aussi de se demander si telle est bien la société dans laquelle nous souhaitons vivre et que nous désirons construire pour les générations à venir.

Ce texte est cosigné par Sébastien Mussi, vice-président de la Nouvelle alliance pour la philosophie au collège, Hugues Bonenfant, Amélie Hébert, Eric Martin et Annie Thériault, membres de la NAPAC

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