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Lettre à l'étudiant

Salut le jeune,C'est moi, le passant. On se croise souvent ces temps-ci, au centre-ville. C'est vrai que je ne m'attarde pas trop, je suis pressé. Comme on n'a pas trop le temps de se parler, je vais me décrire brièvement : j'ai trente-cinq ans, quarante ans, cinquante ans peut-être. J'ai un boulot, des enfants, une auto, un patron, une femme, un bungalow, une télé 46" Panasonic, trois semaines de congés (j'arrive du Sud), des REER, je fais l'épicerie le samedi, je brunche le dimanche. Au printemps, la fin de semaine, je fais des rénos, comme on dit. Voilà, je pense que j'ai fait le tour.
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Salut le jeune,

C'est moi, le passant. On se croise souvent ces temps-ci, au centre-ville. C'est vrai que je ne m'attarde pas trop, je suis pressé. Comme on n'a pas trop le temps de se parler, je vais me décrire brièvement : j'ai trente-cinq ans, quarante ans, cinquante ans peut-être. J'ai un boulot, des enfants, une auto, un patron, une femme, un bungalow, une télé 46" Panasonic, trois semaines de congés (j'arrive du Sud), des REER, je fais l'épicerie le samedi, je brunche le dimanche. Au printemps, la fin de semaine, je fais des rénos, comme on dit. Voilà, je pense que j'ai fait le tour.

Oh c'est sûr que j'aurais pu me saboter plus en te disant que je me passionne pour Star Académie cette année encore, que je trouve que Martineau ce qu'il dit ça a bien du bon sens, que je ne baise presque plus, que je ne sais pas trop où est la Palestine, que j'ai lu tout Millenium, que j'aime Ricardo, le 98.5 FM, Mario Jean, l'Académie sur St-Martin, la CAQ, le Dix-Trente, Décore ta vie. Pis que criss, si tu peux te payer un MacBook, c'est que t'es capable de te payer ta session, ostie.

Mais c'est pas vrai.

Oui je les ai les REER, les flos, le bungalow et le ventre moins dur, mais si tu savais ... si tu savais, malgré tout ce que je projette de pitoyable à tes yeux, combien mon âme est en éveil, et combien tes colères sont les miennes. Si tu savais, malgré le pli imposé de mon pantalon, l'immensité de mon indignation. Je hurle en silence sur ce monde dont tu ne veux pas, j'égorge et découpe de mes pensées les porcs dégoulinants de profits, je pleure le collectif perdu, je n'ai, envers cet individualisme d'accumulation, qu'une rage bestiale. J'ai honte de cette société de dégénérés qui n'a foi que dans la productivité, au cynisme rentable et sans limite, qui n'hésite pas, sans que jamais le scrupule ne l'effleure, à laisser sa jeunesse dans la merde, sa vieillesse dans la pisse. Au policier qui t'a laissé tout seul la gueule en sang, je lui souhaite, comme le fit jadis Primo Levi, que sa maison s'écroule, que la maladie l'accable, que ses enfants se détournent de lui ...

Je ne serai pas à la manif' demain. Tu sais bien, les enfants, le patron, l'hypothèque ...

Mais je te demande de comprendre que je serai là, quand même, depuis mon impuissance. Que de ma camisole de force, les mouvements sont limités. Que de mon scaphandre, je suis l'otage. Mais s'il te plait, sois mon bras armé. Toi seul peux l'être. Avant que le REER ne te pogne, toi aussi, dis-leur que c'est assez. J'ai besoin, nous avons besoin, de ton euphorie, de ta rage, de ta force, de ta liberté.

Le jeune, je dois maintenant te laisser, je me lève tôt demain matin. Au hasard d'un corridor de métro, si on se croise (scaphandre et pli au pantalon, tu peux pas me manquer), je chercherai ton regard, tu auras mon sourire. Merci.

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