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Ce que j'apprécie par-dessus tout

J'étais à me lamenter sur ces fléaux de notre existence, ces hypocrisies, ces faux-semblants qui pourrissent nos vies jour après jour, quand tout à coup le téléjournal vint me sortir de ma torpeur pour me donner, enfin, de vraies raisons d'espérer. La très respectable Banque Royale du Canada, la plus grande institution bancaire du pays, venait d'annoncer qu'elle mettait à pied plusieurs dizaines d'employés canadiens pour les remplacer par des travailleurs venus d'Inde.
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CP

S'il est quelque chose que j'apprécie par-dessus tout, c'est qu'on ne se foute pas de ma gueule. C'est plus fort que moi, je ne m'y fais pas. J'aime qu'on me tienne un discours cohérent et honnête. Je l'exige de mes amis, je l'exige de ma famille, je l'exige, je l'exige, bon. Fort de ce principe, j'exerce un tri très sélectif au sein de mon entourage proche, quitte à en réduire sa masse volumique et par conséquent à m'exposer à des dimanches de Pâques sans oeufs.

Toutefois, si je réussis volontairement à réduire la portée des signaux que j'envoie, je m'avoue bien impuissant face à la quantité de ceux que je reçois, et Dieu sait que j'en reçois. Et j'en reçois particulièrement d'une tranche toute singulière de notre humanité: les entreprises. Ces entités multiples et bavardes, anormalement soucieuses de mon bonheur en regard du respect que je leur porte, ont une pléthore sidérale de missives de toutes sortes à me communiquer. On dit que la publicité, tous canaux confondus, nous expose près de trois mille fois par jour aux marques diverses et variées qu'elle véhicule. C'est beaucoup d'attention pour l'humble des mortels que je suis, mais c'est surtout qu'une fois encore ça m'oblige à un tri rigoureux, et j'aimerais que ces trois mille corporations comprennent ma gène et reçoive mes excuses les plus senties de ne pas répondre individuellement à chacune de leurs sollicitations.

Certes leur grand nombre est un frein à la création d'intimité, mais je me dois aussi de rappeler ce principe énoncé il y a à peine quelques lignes: s'il est quelque chose que j'apprécie par-dessus tout, c'est qu'on ne se foute pas de ma gueule. Et en tant que grognon peu fréquentable et largement fuit par quiconque est moindrement sensé, il va de soi qu'à près de trois mille déclarations d'amour par jour, il se peut que le doute s'installe en moi sur les réelles intentions d'une poignée d'entre-elles, au moins.

Par exemple: ma compagnie de téléphone cellulaire, qui m'aime beaucoup puisqu'elle m'envoie une facture par mois, m'a récemment fait une offre des plus alléchantes. Tandis que je pensais naïvement qu'elle n'avait de soucis que l'accumulation de profits, savez-vous ce qu'elle m'a proposé? Ni plus, ni moins que de sauver la planète. J'ai trouvé ça formidable. Désormais, la précieuse facture ne me sera plus envoyée par courrier postal, mais par courriel. Et vous savez quoi? Et bien, cela va lui permettre de réduire son empreinte carbone, de protéger les forêts d'Amazone et des Laurentides, de reboucher la couche d'ozone, d'éradiquer le cancer, et de donner un avenir décent au truc de douze ans, là juste en face de moi, en train de dépuceler une camarade de classe sur Facebook, avec des écouteurs sur les oreilles.

Après mûre réflexion, après de nombreux voyages entre peine et espérance, je devais me rendre à l'évidence; on me mentait, encore. Pas sur la planète, non, ça c'est vrai, elle est scrap en tabarnak, mais sur l'intention. Ma compagnie de téléphone cellulaire, forte de ses deux millions d'abonnés, n'avait pas soudainement vu la vierge, elle voulait simplement économiser deux millions de fois un timbre et une enveloppe, une fois par mois, douze fois par an.

J'avais fermé les yeux sur les esclaves chinois d'âge mineur qui fabriquaient contre leur gré mon téléphone préféré en attendant une pause de dix minutes pour aller se suicider, mais là c'en était trop. L'image d'un Chinois écrapoutit en bas d'un pont, passe encore, mais le mensonge, je ne peux pas supporter, c'est plus fort que moi.

J'étais à me lamenter sur ces fléaux de notre existence, ces hypocrisies, ces faux-semblants qui pourrissent nos vies jour après jour, quand tout à coup le téléjournal vint me sortir de ma torpeur pour me donner, enfin, de vraies raisons d'espérer: la très respectable Banque Royale du Canada, la plus grande institution bancaire du pays, venait d'annoncer qu'elle mettait à pied plusieurs dizaines d'employés canadiens pour les remplacer par des travailleurs venus d'Inde, par conséquent moins coûteux, et qu'il serait demandé aux futurs congédiés d'assurer la formation des nouvelles recrues. Après mon histoire sordide de facture en ligne, ça me prenait une bonne nouvelle, mais j'avoue que je n'en attendais pas autant. Pour une fois, une grande entreprise décidait clairement de cesser de se foutre de ma gueule. Pour une fois, une corporation d'envergure décidait de me parler en adulte, les yeux dans les yeux, dans la plus louable honnêteté, et je ne peux que saluer ce courage.

Le billet de Savignac se poursuit après la galerie

Point de virage vert, point de bonheur improbable et télévisé, mais enfin ces mots qui rassurent: je suis une entreprise, mon objectif principal est de faire du profit, et pour cela tous les moyens me sont bons. Je me fous de la planète et des peuples que j'affame en finançant la spéculation sur les matières premières essentielles. Je me fous de la condition des employés qui me font prospérer, car ils ne sont qu'un outil à mon dessein et, pour être bien honnête, ils ne sont qu'un mal nécessaire à mon projet. Ils envahissent la colonne de mes dépenses, que je me dois de faire baisser autant que possible afin de faire naturellement croître celle des revenus, car je le rappelle, c'est pour cela que j'existe. Vous comprendrez donc aisément le bienfait d'une main d'oeuvre à bon marché, bien que le temps de sa gratuité n'est pas sans nous rendre pensifs et nostalgiques.

Quant à l'évasion fiscale, n'y voyez rien d'autre qu'une évidente nécessité. Attention, pas de raccourci fâcheux toutefois, je ne suis pas le monstre qu'on veut bien décrire dans certains milieux, je rappelle simplement que la création de richesse est mon unique mandat, et que toute autre activité qui n'irait pas dans ce sens serait fortuite et malhonnête. De ce fait, comprenez que je ne serais pas sincère si je devais prétendre à un quelconque intérêt au bien commun, non pas que ne trouve pas cela intéressant ou sympathique, mais c'est fort peu rentable, ce qui déroge à mes attributions. Enfin, au nom de tous les miens, je me permets de vous remercier pour votre contribution, quotidienne et irréfléchie, à l'accroissement de nos profits.

Enfin! Depuis tant d'années qu'on se fait entuber à coups de promesses de bonheur à acheter et de conscience citoyenne inventée, à coup de 19,95 $ qui nous font croire que c'est moins que 20 $ et qu'on y croit, à coups de rubans roses, à coups de tout ce qui compte pour nous c'est vous, à coups même de promesses d'amitiés pharmaceutiques, enfin une grande organisation s'adresse à nous de façon loyale et responsable en nous rappelant que nous ne sommes, non pas le dernier, mais le premier de ses soucis.

Parce que s'il est quelque chose que j'apprécie par-dessus tout, c'est qu'on ne se foute pas de ma gueule.

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