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Une histoire d'agonie

Cela commence comme une histoire d'épouvante, d'horreur plutôt. Un conte du carnage. Et cela ne finit pas. Et cela se passe de fiction. Une histoire qu'aime l'opinion publique autant qu'elle la déteste, observant, investiguant le sujet entre la fascination et la répulsion.
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Cela commence comme une histoire d'épouvante, d'horreur plutôt. Un conte du carnage. Et cela ne finit pas. Et cela se passe de fiction.

Une histoire qu'aime l'opinion publique occidentale autant qu'elle la déteste, observant, investiguant le sujet entre la fascination et la répulsion, soulignant son impuissance face à l'amoralité d'une pratique, face à la barbarie ludique d'une pensée, curieuse malgré tout de voir où gisent les limites, déterminée à les trouver, hâtive de rendre ses contours à la cage des possibles. Mais force est de constater que la frontière du pire est sans cesse repoussée. L'imagination, avec ses prodiges et ses monstruosités, serait humaine.

On n'en détache pas les yeux. On croit d'abord à une plaisanterie funeste. Les sites traquant les hoax s'en donnent à cœur joie, rêvant d'une nouvelle légende urbaine à désarticuler, s'amusant par avance des esprits trop crédules avant de renoncer, légèrement penauds et dégoûtes. Les blogues et les réseaux sociaux s'en emparent rapidement. Tout le monde décrit l'horreur, le buzz explose et charrie les sinistres photographies de ces petits mouroirs translucides, les pétitions se multiplient, on signe avec ferveur, on like de toutes ses forces, on s'indigne avant de tourner la page. Impuissant toujours. Une empathie fugace.

C'est une histoire d'animaux. Une histoire d'organismes qui tiennent dans la paume de la main. La refermer sur eux les briserait pour de bon. Une tortue, un triton, une grenouille, ou un poisson. D'abord, le vendeur s'empare de l'animal. Sans que nul ne s'inquiète de sa provenance, des conditions d'élevage, du nombre de cadavres pour un unique spécimen vivant. Il l'enferme dans une petite poche en plastique remplie d'eau, et la scelle hermétiquement. Voici l'animal dans son nouvel habitat: quelques centilitres. L'homme attache cet animal-objet à un anneau, au milieu de toutes les autres poches contenant et ballottant ses congénères. Le vivant est ainsi transformé en porte-clés, en porte-bonheur coloré. L'animal est fait produit marchand, il ne reste plus qu'à le vendre à un public que l'on voit s'esclaffer et trépigner. Tendre la main vers lui.

C'est une histoire de souffrance. D'un petit corps qui est cogné dans le sac à main où il est jeté, qui voit ses membres brisés à force d'être secoués, qui tape contre la porte dont il accompagne les clés, qui n'est pas alimenté, qui ne peut se mettre au sec ni vraiment s'immerger, qui manque de tout, qui prend des coups, qui se blesse. Une torture chaotique. Il finit par mourir intoxiqué par ses propres excréments ou asphyxié par cette eau putride dont l'oxygène s'épuise rapidement. Il peut se débattre tant qu'il peut, il le fait dans son joli liquide, rose, bleu ou jaune. Ces spasmes amusent les observateurs, ils en veulent plus et le secouent de plus belle. Une agonie au bout des doigts. Un cadavre porte-clés que l'on peut garder tout le temps de la décomposition si on le souhaite. Pour l'équivalent d'un euro. Le porte-bonheur des uns fait définitivement le martyr des autres.

Cette histoire est chinoise. Elle s'est répandue en toute légalité puisque les seules lois animalières en vigueur dans l'empire du Milieu protègent uniquement la faune sauvage. Cette mode en pleine expansion suscite les réactions les plus excessives. Les internautes se livrent à un procès de l'intégralité de la culture chinoise et nous retrouvons sur les blogues et les réseaux les mêmes commentaires. Ils rappellent qu'au pays des non-droits de l'homme on éventre des grenouilles, on absorbe leurs tripes gouteuses d'agonie tandis qu'elles vivent encore, qu'on se gave de chiens et de chats quand on ne les entasse pas dans de petites cages métalliques avant d'en couper les pattes qui pourraient dépasser.

La solution serait de "faire la même chose aux Chinois", d'envoyer une nouvelle bombe atomique, oui, dans la hargne la chine se confond soudainement avec le reste de l'Asie. Le sang appelle le sang. Les images se confondent en barbarie. D'autres internautes se consolent en arguant qu'il s'agit d'animaux inférieurs qui n'allaitent pas, en somme des bestioles ineptes, presque sans intérêt. Les représentations d'un vécu animal atrophié préservent la sensibilité d'un émoi trop incommodant, la pratique de sa remise en question. Qui reprochera aux témoins d'être écœurés?

Ces créatures sont pourtant des êtres sensibles disposant d'un système nerveux fonctionnel, elles perçoivent et réagissent à leur environnement comme à la douleur, elles éprouvent des besoins complexes et spécifiques. Moins de conscience pour les amphibiens, les reptiles et les poissons. Moins proches de nous autres mammifères qu'un primate ou un dauphin. Moins importants que nous. Moins légitimes que nous. Tellement moins de scrupules.

La Chine nous offre en réalité une caricature vivante d'une problématique universelle. Avec ces animaux gadgets, nous ne bénéficions plus du soutien de la métaphore, de la juste distanciation symbolique: les fables sont mortes. C'est là. Devant nous. Dans le réel du corps, de la chair agitée. Sans camouflage idéologique, sans sacrifice religieux, sans la pudeur du paquet d'emballage, sans la culotte dorée du matador, sans artefact idéologique, sans l'appel à la tradition, sans l'impérativité biologique, sans utilité, sans faim. L'agonie "pour le fun" nous livre la pulsion a crû, l'idée décharnée, mais enfin dénudée. Ce spectacle tragique n'a lieu pour rien, à peine pour l'argent, pour un bref divertissement.

Dans cette jouissance évasive, vautrée dans l'orgueil d'une humanité dénaturée, le crétinisme oisif l'emporterait presque sur le sadisme. Le paroxysme d'une déroute civilisationnelle est un point de non-retour. Tout est réifiable, objectalisable, tout peut-être acheté, nous avons enfin tous les droits sur cette terre et ses ressources. Pourquoi ne pas en faire n'importe quoi? Pourquoi ne pas exercer cette nonchalance aujourd'hui consacrée? Nous pouvons l'expurger de sa souffrance et l'enfermer dans une pochette en plastique, rire encore sans que Freud ou Bergson nous alerte. L'animal était pour Descartes une machine, le voilà gadget. Si dans le droit français il est un meuble, pourquoi pas un porte-clés.

Avec la chosification de l'animal et de sa douleur en gadget inutiles s'esquisse un portrait sordide de la post-humanité, de sa propre perception et de ses interactions avec son environnement. Un Homme sans grâce. Pourvu que le rire chasse le vide, que la souffrance soit celle du plus faible, du sans langage.

L'exemple des Chinois doit nous interroger sur nos propres pratiques. Durant l'esclavagisme, il convenait d'avilir l'être avec lequel nous craignions de trouver des ressemblances pour justifier de son utilisation et éviter d'affecter la suprématie blanche. N'est-ce pas la même chose aujourd'hui? Dans la folie de l'abattoir, de l'expérimentation, de la captivité, ne joue-t-on pas à coup de crosse ou de scalpel avec la face de cette altérité? L'animal nous sert, nous le mangeons, nous nous habillons, nous meublons, nous divertissons grâce à lui. Pourrions-nous encore lui infliger l'innommable s'il venait à prendre nos traits? La crainte demeure qu'en accordant des droits à l'animal nous y perdions de cette précieuse humanité, que nous rétrogradions à un stade reculé de notre histoire. Quand nous ne maîtrisions pas la nature. Quand nous en faisions partie. Pensons au choc qu'avaient suscité les découvertes de Darwin quand ce dernier démontra que notre ancêtre était un singe.

Notre animalité fait aujourd'hui plus peur que jamais. Nous ne voulons pas être "naturels" mais des animaux politiques et sociaux, nous désirons de l'art et des sociétés, des bars et des temples, des règles et du confort. L'homme ne revendique son animalité que lorsqu'il est acculé, quand il cède à un de ses bas instincts et qu'il ne sait pas expliquer son comportement. Oui, nous rêvons d'une nature inhumaine. De toujours plus de sophistication. De toujours moins de sang. Des produits propres.

L'homme civilisé est indéniablement choqué par les animaux porte-clés et une simple recherche nous montrera que c'est l'inutilité du procédé qui le heurte le plus. Et pourtant, plutôt que de changer ses traditions, de transcender ses habitudes, il privilégie toujours le déni du vécu animal pour s'adapter au réel et justifier ses comportements envers les animaux. Ne pourrait-il pas changer légèrement son alimentation, jouer à d'autres jeux, mettre à profit sa science et son industrie à de plus nobles causes? Lui qui abhorre le naturel pourquoi ne privilégie-t-il pas le synthétique? Notre survie ne dépend plus d'une machinerie sanglante, l'environnement ne comporte plus les mêmes périls. L'inutilité de la cruauté. Impossible de s'en passer.

Après tout, ne pourrions-nous pas nous abstenir d'embrocher des taureaux, d'enfermer de gigantesques animaux marins dans des parcs aquatiques, de ne pas gaspiller la viande. Inutilité sordide. La fourrure d'un animal écorché vivant. Les poissons combattants qui croupissent dans leurs verres d'eau. Les cerfs et les sangliers qui traînent leurs corps blessés par des amoureux de la nature dans des fourrés. Ces tonnes de viande. Ces cirques. Ces expérimentations. Une torture civilisée.

C'est une histoire tragique. D'un triste paysage de milliards de cadavres, de charniers et de fosses. Le récit de corps brisés, d'exécutoire à quatre pattes, de tripes et de coups de pied. Triste humanité bicéphale. Jurant son éthique, mais offrant aux générations à venir un sol épuisé, des êtres réduits. Pauvre humanité psychopathique, jouant à devenir ses actes, arrachant les ailes du papillon pour sentir pousser les siennes. Nous fantasmons sur le zénith de notre évolution. Narcisse du haut de sa pyramide, juge ce qui est utile et ce qui ne l'est pas, discriminant les animaux inférieurs de ceux qui lui ressemblent, tout autour de lui, des milliards de vies tournoient comme des constellations.

C'est une histoire d'humanité.

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