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Singulier pluriel

Vérités de l'histoire. Avec un s. Quelques dizaines d'années en arrière, ce pluriel aurait à lui seul fait scandale. Quand bien même elle se bâtit à partir de matériaux hétéroclites et peut se déclamer sur tous les tons, la vérité n'est-elle pas une et indivisible.
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Vérités de l'histoire. Avec un s. Quelques dizaines d'années en arrière, ce pluriel aurait à lui seul fait scandale. Quand bien même elle se bâtit à partir de matériaux hétéroclites et peut se déclamer sur tous les tons, la vérité n'est-elle pas une et indivisible, à l'instar de la République de la Convention ou de "la tunique sans accroc du Christ, sa Sainte Eglise sans pli ni tache"[1]? Certes, les linguistes et les anthropologues avaient, de longue date déjà, mis en garde les historiens: saisie "à chaud", sitôt sortie de la bouche des enfants ou des Indigènes, la vérité avait des allures de papillon fragile. Il suffisait de lui tapoter les ailes pour lui enlever son éclat de certitude. Tout était question de circonstances et un "point de vue" en valait un autre. Mais enfin, la bonne vieille leçon de méthode - celle, à monocle et barbichette, de Langlois et de Seignobos[2] - ne se marchandait pas. Les gens avaient beau dire tout et son contraire, il suffisait de "croiser les sources" pour dessiner la via media de la version "la plus probable" des faits.

Y-a-t-il une vérité historique?

Puis, le risque politique était trop grand. Si les historiens de métier eux-mêmes se mettaient à crier sur les toits que la Vérité à majuscule n'existait pas, les révisionnistes de la pire espèce ne s'engouffreraient-ils pas dans la brèche pour clamer l'inexistence des camps ou le caractère bon enfant des Croisades? On reconnait ici les termes du débat qui opposa, au début des années 1990, Carlo Ginzburg à Hayden White, le théoricien du "tournant narratif" de l'histoire. Pour Ginzburg, c'était une chose de soutenir que l'histoire pouvait faire usage de dispositifs narratifs, et même rechercher l'effet littéraire à des fins heuristiques, c'en était une autre de ramener sa vérité à une proposition parmi d'autres: Faurisson n'avait pas droit de cité au pays de la preuve[3]. Même débarrassée de ses oripeaux positivistes, c'est-à-dire de son arrogance, la méthode historique pouvait et devait continuer à opérer le tri entre la vérité et le mensonge, entre la partie authentique et la partie "forgée" du document, et donc à hiérarchiser les passés probables en fonction de l'inégale densité des faisceaux de traces et d'indices qui y menaient.

Toute discussion responsable sur la vérité historique doit en effet tenir ensemble deux exigences qui ne sont contradictoires qu'en apparence. Il est en premier lieu nécessaire, quoique fastidieux, de spécifier les protocoles de la preuve propres à l'historien afin de préserver la capacité de ce dernier à dire le vrai du faux, à arbitrer entre le plausible et l'impossible. Il est en second lieu impératif, quoique périlleux, de prendre en charge, dans la trame même du récit, les vérités vécues des acteurs et des témoins, lesquelles sont souvent intrinsèquement antagoniques. Etablir l'authenticité d'un texte par les moyens de sa "critique interne et externe" ne dispense pas de documenter les rejets et les adhésions qu'il a suscités. La "donation de Constantin", l'acte autographe au moyen duquel Constantin 1er est censé avoir concédé au pape Sylvestre l'imperium sur l'Occident en 315-317, est bel et bien un faux, produit au bas mot au 7ème siècle: tout l'atteste dans sa graphie et son vocabulaire anachroniques - et d'ailleurs, l'humaniste Lorenzo Valla dévoile la supercherie dès 1440[4]. Reste qu'il était de bonnes raisons, non seulement de concocter ce texte, mais aussi d'y croire - et ce sans nécessairement avoir idée de ses origines douteuses.

Donner la parole aux témoins

Evidemment, les choses se corsent lorsqu'il est question de plusieurs témoignages, et non d'un seul et unique document. Rappelons pour commencer que l'historien fait avec ce qu'il a, et qu'il n'a en règle générale, pour les époques anciennes, pas grand-chose sous la main. Promenez-vous sur une plage de galets immense et ramassez au hasard une poignée de cailloux: ce que vous avez en main correspond aux faits qui ont laissé une trace, le reste à tout ce qui, n'ayant pas été consigné, nous demeurera à jamais inconnu. Les dépôts d'archives sont de grands greniers à faits, mais ils n'abritent qu'une infime portion de ce qui est advenu. En certains cas, toutefois, la moisson suffit à "multiplier les points de vue" sur l'événement. Prenez la bataille de Bouvines telle que nous la restitue Georges Duby[5]. Le déroulé des combats et la signification de leur issue sont assurément très différents selon que vous vous placez du côté de Philippe Auguste ou de celui de Jean sans Terre. Tandis que les chroniqueurs du roi de France ont à cœur d'exalter le caractère providentiel d'une victoire qu'ils considèrent comme décisive, les scribes du duc d'Aquitaine s'échinent à rendre compte du malheur d'une défaite qui n'est à leurs yeux qu'un revers. N'en demeure pas moins que tous s'accordent a minima sur le fait que la bataille a eu lieu le dimanche 27 juillet 1214. Par suite de l'existence de documents qui attribuent des causalités et des conséquences dissemblables à une même série de faits, le modèle de la narration chorale fonctionne à merveille. Comme dans le film Rashômon d'Akira Kurosawa, il est possible de donner tout à tour la parole aux témoins, puisque même si leurs comptes rendus des circonstances de l'assassinat du samouraï diffèrent vertigineusement, le moine et le bûcheron parlent bel et bien du même crime[6]. La vérité ressemble ici à une amphore brisée: pour la reconstituer, il faut, sans trembler, coller bord à bord ses fragments.

Mais comment diable procéder lorsque les acteurs ne sont pas tous persuadés que la bataille ou le crime ont eu lieu? Notons tout d'abord que la chose arrive plus souvent qu'on ne le croit - elle devient même la règle à mesure qu'on s'éloigne du contemporain. Or, à l'échelle de la pièce unique, la vérité de la source et la vérité de l'historien divergent. L'interprétation d'un document commence à sa lisière, là où il devient possible de le relier à d'autres documents - soit que le texte de départ fasse référence ou allusion à d'autres textes, soit qu'ils appartiennent tous à un même ensemble préconstitué (un minutier notarial, un registre de greffe, un fonds familial). Seule la mise en série d'une source autorise son exploitation. Qu'il s'agisse d'un tesson de céramique ou d'une lettre de supplique, seule l'inscription du fragment dans une collection permet de décoder ses conventions de style - et donc de faire la part, lors de l'analyse de son contenu, de ce qui relève du respect de la norme et de ce que vise son usage. Autrement dit, s'il n'est possible de raccorder une source à rien d'autre qu'elle-même, elle demeurera obstinément muette. Il faut passer du singulier au spécifique, et donc au "singulier pluriel", pour que s'enclenche l'opération de connaissance[7] . Si l'inscription de la pierre de Rosette n'avait pas été bilingue, si elle n'avait pas laissé prise à la possibilité de l'inscrire dans une autre série que celle des signes d'une langue entièrement inconnue, Champollion n'aurait jamais pu en entreprendre le déchiffrement. Sa vérité ne serait jamais devenue celle de l'historien.

"Quand les vérités des sources s'excluent à ce point les unes les autres, l'historien ne peut plus se poser en arbitre."

Prenons un autre exemple, qui nous mène aux confins de l'Eurasie, là où l'on dit l'Orient "extrême", comme s'il était tout à la fois une limite et une ivresse. Les Portugais, les Britanniques, les Hollandais nous ont légué quantité de "récits de voyages", de journaux de bord, de livres de comptes et de gravures décrivant par le menu leur toute première prise de contact, au 16ème siècle, avec l'Inde et l'Insulinde (peu ou prou l'Indonésie contemporaine). Il est tentant, pour ne pas s'en laisser conter par une Europe qui aime à jouer les Castafiore, d'aller glaner dans les sources locales (mogholes, chinoises, malaises ou javanaises) une "autre version" de l'histoire de ces situations - que les bréviaires d'histoire universelle qualifient à la va-vite de "rencontres", comme si les Cultures, en plus d'exister, causaient couture au coin du feu. Or, on rentre souvent bredouille de la chasse. Non pas qu'il n'existe pas de sources écrites en mondes asiatiques (elles abondent), mais parce que ces sources ne font la plupart du temps pas même mention de l'arrivée des Européens. Le fait du contact n'est devenu un événement, digne de narration et de remémoration, que pour ceux à qui il importait vraiment, à savoir les Européens.

Le capitaine hollandais Cornelis de Houtman peut bien se vanter haut et fort d'avoir accompli un prodige en découvrant en 1596 la "route des Indes", les scribes du palais de Banten - la cité-État javanaise où ses vaisseaux font relâche - ne lui consacrent pas la moindre ligne dans leurs chroniques. Pour les Javanais, les Européens, à l'époque, ne pèsent rien. Que ce soit en termes diplomatiques, commerciaux, militaires, religieux ou littéraires, leurs vrais interlocuteurs sont l'Inde moghole, la Chine des Ming et l'empire ottoman. Puisque les acteurs de la "situation de contact" ne s'accordent pas même sur le fait que quelque chose d'important a pris place en un lieu et un temps donnés, il ne sert à rien de recourir au modèle de la narration chorale. Plus exactement, y faire appel reviendrait à prendre le parti des sources européennes - et donc à renoncer d'emblée à tout souci d'équité ou de symétrie. Quand les vérités des sources s'excluent à ce point les unes les autres, l'historien ne peut plus se poser en arbitre.

Trop longtemps, l'historien a cru qu'il pouvait se dispenser d'exposer les ficelles de son métier à son public.

Alors, que peut-il faire? D'abord, avouer son embarras. Trop longtemps, l'historien a cru qu'il pouvait se dispenser d'exposer les ficelles de son métier à son public. Il a camouflé sa méthode dans le taillis des notes de fin de ses ouvrages, ou bien l'a énoncée en des termes abscons et condescendants - ceci quand il ne s'est pas borné à intimer l'ordre à son lecteur de le croire sur parole. Ce temps-là, celui de la suffisance, est révolu. Ce n'est heureusement plus trahison ni signe de faiblesse que de détailler en corps de texte les engrenages et les échafaudages au moyen desquels s'édifient les vérités - modestes et néanmoins robustes - des sciences sociales. La suspicion se porte au contraire à présent sur celui qui ne jure que par la "traçabilité" mais ferme à double tour la porte de ses cuisines.

L'historien peut ensuite, et ce devrait même être sa priorité, s'insurger contre le déjà dit de l'Histoire. Congédier les apôtres des "origines" et les séides des "identités". Refuser les comptines lénifiantes qui instituent les généalogies cousues de fil blanc de la "modernité" ou de "l'expansion européenne. Et pour cela, user de la tactique de guérilla narrative que nous a léguée Michelet, c'est-à-dire "troubler la proportion des faits[8]" en transitant sans cesse de la grande date au petit fait, du salon des princes à l'arrière-boutique des faubourgs, de la Hollande à Java. À ce jeu-là, bien sûr, le romancier part souvent gagnant, puisque rien - ou presque - n'entrave sa liberté de circulation. Il n'a pas même besoin de nous signaler que nous sommes au Liban en 1982 pour nous faire avancer courbés dans les décombres de Beyrouth: le point de vue du sniper y pourvoit[9]. Pour rompre l'aura de majesté qui s'attache aux noms propres, et rebattre d'un même mouvement les cartes de la "modernité", il lui suffit de plonger un Michel-Ange rustaud dans la moiteur érudite et sensuelle des nuits de Constantinople[10]. Et c'est en campant les émois pérégrins de Franz et de Sarah, de Vienne à Damas, qu'il nous rappelle à point nommé que la Méditerranée ne fut pas qu'un lac de sang, mais aussi une mer de mots tendres[11].

L'Orient de Mathias Énard est comme la Révolution de Michelet: jonché de majuscules brisées. Surtout, ses lieux sont pleins de temps - de temporalités enchevêtrées que l'abandon à la rêverie ou le surgissement du souvenir suffisent à faire jaillir dans un désordre jubilatoire, qui révoque tout principe simpliste de chronologie. C'est hier, au soir tombant, que Priam pleurait Hector, et la bataille des Dardanelles est devant nous. Lire dans les ruines non pas seulement le passé, mais aussi l'avenir, et faire du vestige moins une leçon qu'une prédiction: il y a là quelque chose qui fait penser à Volney adossé aux colonnes du temple de Jupiter, à Baalbek, un jour caniculaire d'août 1784[12]. Volney, dont cette phrase pourrait être la maxime d'un personnage de Mathias Énard aussi bien que la devise raisonnablement humaniste de l'historien: "J'aimerai les hommes sur des souvenirs[13]".

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[1] Bartolomé Leonardo de Argensola, Conqvista de las Islas Malucas al Rey Felipe III, Madrid, Alonso Martin, 1609, VII, pp. 229-230.

[2] Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, Paris, Hachette, 1897.

[3] Carlo Ginzburg, « Unus testis. L'extermination des Juifs et le principe de réalité », in id., Le Fil et les traces. Vrai faux fictif, Lagrasse, Verdier, 2010 [1990 pour la première version].

[4] Lorenzo Valla, La Donation de Constantin, préface de C. Ginzburg, Paris, Belles Lettres, 1993.

[5] Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines, 27 juillet 1214, Paris, Gallimard, 1973.

[6] Akira Kurosawa, Rashômon (1950), d'après la nouvelle de Ryunosuke Akutagawa (1915).

[7] Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, Paris, Seuil, 1971.

[8] Roland Barthes, « Aujourd'hui, Michelet », in Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984 [1972], p. 243.

[9] Mathias Énard, La perfection du tir, Paris, Actes Sud, 2008.

[10] M. Énard, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, Paris, Actes Sud, 2010.

[11] M. Énard, Boussole, Paris, Actes Sud, 2015.

[12] Constantin-François Volney, Voyages en Syrie et en Egypte pendant les années 1783, 1784 et 1785..., Paris, Volland, 1787, p. 270 sq.

[13] C.-F. Volney, Les Ruines, ou Méditation sur les révolutions des empires, Paris, Dessenne, 1791, p. xvi.

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Mai 2017

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