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Le Caravage: dialogue clair-obscur

La biographie romancée est un art difficile. Milo Manara et Carlos Giménez semblent avoir trouvé la recette parfaite dans leurs dernières parutions.
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La biographie romancée est un art difficile. Comment concilier les exigences de la vérité historique à celles de la narration? Comment gardez l'intérêt du lecteur sans travestir la réalité? Comment mettre la petite histoire au service de la grande? Comment susciter la nécessaire identification du lecteur au sujet de la biographie? Bien malin qui peut y répondre, mais Milo Manara et Carlos Giménez semblent avoir trouvé la recette parfaite dans leurs dernières parutions.

Milo Manara et Le Caravage

Qui aurait cru qu'un jour le roi de la bédé érotico-léchée des années 1980 allait délaisser l'érotisme branché pour la bédé biographique, qui plus est en racontant l'histoire d'un des peintres les plus géniaux de l'histoire de l'art: Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit Le Caravage? Pas moi, même si, quand on y pense bien, son sulfureux Borgia annonçait déjà cette surprenante transformation.

Personnage hors du commun, maniant aussi bien l'épée que le pinceau, incorrigible noceur, susceptible, impulsif, toujours prêt à se battre, à fréquenter les bordels et les prisons et à se faire une pléthore d'ennemis mortels, Le Caravage est un véritable héros de roman d'aventures.

Rien d'étonnant alors qu'un dessinateur aussi talentueux que Milo Manara ait eu envie de se frotter à ce grand maître, condamné à mort par contumace par les autorités romaines, exilé dans les États italiens et à Malte, dont la mort inexpliquée à 38 ans alimente depuis les phantasmes les plus fous des conspirationnistes.

Nourri par ce matériau exceptionnel, celui avec lequel on forge les légendes, Manara s'amuse ferme. Rarement l'a-t-on vu aussi inspiré, comme s'il se découvrait une filiation directe avec le maître du clair-obscur, comme s'ils étaient reliés par la même passion pour l'anatomie, le même réalisme exacerbé, le même naturalisme.

On connaissait déjà tout le talent graphique du bédéiste. Mais la grande surprise réside ici dans son scénario. Manara met en place une histoire qu'il mène avec une assurance et une finesse qu'on ne lui connaissait pas. Le bédéiste, qui n'a jamais été reconnu pour la qualité de ses scénarios - Le Déclic et Le parfum de l'invisible sont quand même très loin du Nobel de littérature -, concocte un scénario qui tient la route, qui nous garde en haleine et qui explore la personnalité et l'univers de l'ombrageux peintre. Un scénario solide, loin de ses excès habituels. Manara réussit même à nous faire oublier l'absence de ces fameuses scènes érotiques, sa marque de commerce. Un exploit en soi.

Il faut dire que le bédéiste à eu la brillante idée pour ce premier tome de se concentrer sur la période romaine du peintre; de son arrivée dans la Ville éternelle en 1592 à son départ hâtif en 1606 à l'âge de 35 ans. Ce choix lui permet de ne pas se perdre dans les méandres de l'Histoire et de raconter avec sensibilité et émotion l'artiste à hauteur d'homme, et non pas à travers le prisme de sa légende.

Une œuvre surprenante qui nous fait découvrir un nouveau Manara, comme s'il avait, au contact du mythique peintre, exploré des zones jusque là cachées.

Carlos Giménez et José González

José González, dit Pepe, fut un des plus importants dessinateurs espagnols des années 1960 et 1970, un véritable génie de la case, de la bulle, de la plume et du pinceau, qui réalisera les plus belles aventures de la séduisante Vampirella, publication phare de la Warren Publishing.

Pourtant, aujourd'hui encore le travail de cette légende du dessin n'est connu que d'une poignée d'aficionados. Espérons qu'avec la publication de cette biographie dessinée signée Giménez, la plus anonyme des légendes du 9e art connaîtra enfin un peu de gloire... même si elle sera posthume.

Mais le Pepe de Giménez est loin d'être une biographie traditionnelle. Oh non! Parce que le bédéiste était beaucoup plus que ce dessinateur génial. Il était, lui aussi, un véritable personnage de roman, plein d'humour et de contradictions, à la fois sombre et lumineux. Un bédéiste qui détestait la bande dessinée, qui ne voulait pas du succès de Vampirella, puisqu'il signifiait plus de travail. Un paresseux émérite, toujours à la recherche de combines pour gagner du fric sans travailler; un passionné qui s'ennuyait rapidement, même avec les projets qui l'enflammait; un noceur qui habitait encore chez sa mère et qui préférait chanter des les cabarets plutôt que de dessiner. Un être tellement atypique qu'on peut facilement douter de son existence.

Pourtant, il a existé, comme en témoigne la biographie dessinée du talentueux Carlos Giménez, dont le troisième tome est enfin disponible à Montréal. Il faut dire que le bédéiste est sans doute le mieux placé pour raconter la vie incroyable de Pepe. D'une part parce qu'il a travaillé pendant quelques années avec lui, d'autre part parce qu'il est un des plus fins observateurs du quotidien, comme le prouve ses excellents Paracuellos, Barrio et Les professionnels qui, tout comme Pepe, raconte la vie dans un studio barcelonais de bandes dessinées des années 1960.

Maître des courts instantanés de vie, chroniqueur exceptionnel de la vie de tous les jours où s'entrelacent l'humour, l'optimisme, la tristesse et le drame, Giménez redonne non seulement vie à Pepe, séduisant égocentrique, aussi généreux que manipulateur, aussi attendrissant qu'exaspérant, mais aussi au Barcelone populaire, havre de liberté dans une Espagne franquiste sur le point d'imploser. Sans remords, ni nostalgie réconfortante de bon aloi, Giménez peint avec tendresse, mais sans l'idéaliser ou la démoniser, cette période charnière qui a profondément marqué le dessinateur et sa génération.

Giménez fait mouche et prouve une fois de plus son immense talent de conteur... comme s'il avait encore besoin de le prouver!

Carlos Giménez, Pepe, 3 tomes, Éditions Les Échappés (Charlie Hebdo).

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