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Hibakusha : la confession des ombres

Le malheur et les tragédies ne prennent pas de vacances parce que nous sommes sous le soleil réparateur de l'été.
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Ce n'est pas parce que nous sommes dans le farniente des vacances et dans l'insouciance de la belle saison que l'on ne peut pas lire de la littérature plus musclée, signifiante, qui remet en question nos comportements et nos conceptions, qui nous heurte et qui nous déstabilise. Après tout, le malheur et les tragédies ne prennent pas de vacances parce que nous sommes sous le soleil réparateur de l'été.

Le silence des ombres

Elles sont inscrites dans les pierres, inscrites sur les bâtiments, inscrites sur le bitume des rues, d'Hiroshima et de Nagasaki, témoignages de la folie destructrice des hommes, avertissements silencieux aux badauds impassibles et indifférents qui ne les remarquent plus.

Pourtant elles en auraient à raconter, si elles savaient parler... ou si nous savions écouter, ces ombres qui furent jadis des hommes, des femmes et des enfants. Elles pourraient nous révéler des destins exceptionnels, des vies difficiles et tragiques, des existences anodines, des passions déchirantes, des amours déçues. Combien de ces secrets sont enfouis profondément dans les anfractuosités du mobilier urbain qui leur sert de dernières demeures?

Ludwig Mueller est un traducteur-interprète allemand aux ordres des nazis en poste au Japon. Discret, fiable et méticuleux, ce père de famille anonyme, qui ne fait aucune vague est parfait pour une mission fondamentale; traduire dans la langue de Goethe des documents japonais cryptés dont certains parlent d'expériences scientifiques nipponnes difficilement avouables pour le gouvernement de l'Empire du soleil levant. Lui qui jusque-là était un somnambule dans sa propre vie se découvre une passion pour une belle Japonaise qui vient bouleverser son long fleuve tranquille et ses convictions. Hélas, alors que le bonheur est à portée de main le Troisième Reich capitule, premier engrenage d'une descente aux enfers qui l'amènera ce sinistre 6 août 1945 à 8h 16 minutes dans un parc de Nagasaki.

Maintenant, Mueller n'est qu'une de ces ombres anonymes, plus grandes que les autres, qui racontent à ceux qui veulent bien l'écouter son histoire et sa passion dévorante pour cette Japonaise anonyme d'Hiroshima. Thilde Barboni fut une des rares personnes à écouter attentivement les confidences de cette ombre et à les coucher sur papier, pour une nouvelle dans un premier temps, et pour la magnifique bédé Hibakusha que Dupuis vient de publier.

Editions Dupuis

Magnifique, le mot n'est pas assez fort, pour qualifier ce poétique voyage intimiste tout en pudeur, en retenue et en non-dits, admirablement mis en image par Olivier Cinna qui grâce à son trait léger, presque aérien, et ses couleurs lumineuses et nostalgiques, traduit parfaitement l'écriture mélancolique, aux résonnances de Satie ou de la Promenade sentimentalede Cosma, de Barboni

Histoire de passion éternelle, de rédemption, de résilience, Hibakusha est aussi une métaphore dramatique, teintée de la douceur architecturale d'Hiroshima et du silence réconfortant de ses parcs et de ses cerisiers – une stratégie beaucoup plus efficace que le bruit et la fureur des combats et des bombardements- sur notre volonté collective de repousser dans les tréfonds les plus obscurs de notre imaginaire, le souvenir de notre inconscience guerrière.

Exactement comme ces ombres muettes, derniers vestiges de la fureur de Little Boy et de Fat Man, qui s'effacent inexorablement sous l'effet de la disparition des derniers Hibakusha – ces survivants des bombardements atomiques d'août 1945 - de la pluie, de la pollution et de l'usure du temps qui passe.

Le silence des murs qui s'érigent

Si Hibakusha prêche par son approche presque poétique de la guerre, ce n'est pas du tout le cas de La Fissure du photographe Carlos Spottorno et du journaliste Guillermo Abril. Bédé pour certains, photo-roman pour d'autres, la Fissure est un coup de poing qui assomme, qui révolte, et bouleverse nos convictions.

Gallimard

Pendant trois ans, Spottorno et Abril ont sillonné les frontières de l'Europe. Ce qui devait être à l'origine un reportage sur ces premiers réfugiés qui tentaient en 2013 de rejoindre les cotes de l'Europe, en traversant sur des embarcations de fortunes et souvent surpeuplées la Méditerranée, se transforme rapidement en une réflexion sur les fissures d'une Europe unie qui, sous son vernis de liberté, de compassion et de refuge, n'en finit plus de se craqueler.

De l'Afrique à l'Arctique, en passant par les Balkans, les deux lauréats du World Press Photo, ratissent cette communauté européenne aux innombrables murs, contre les migrants bien sûr, mais aussi contre ses propres membres et son voisin russe aux prétentions territoriales un peu trop agressives. À partir de 25 000 photos et d'un traitement iconographique efficace, qui donne aux photos un côté irréel les auteurs élaborent une bande dessinée, qui n'est pas tout à fait une bande dessinée, un photo-roman qui n'est pas tout à fait un photo-roman, implacable et neutre, qui dérange, qui expose le gouffre entre le discours de nos bonnes intentions et la réalité.

Le résultat est un témoignage troublant, mais essentiel sur cette Europe pleine de lézardes qui laissent de plus en plus échapper les spectres des préjugés haineux de la guerre froide, qu'elle croyait disparu depuis la fin des guerres balkaniques, et de la colonisation.

«Et si la troisième guerre mondiale était déjà commencée», concluent les auteurs.

Une réflexion qui fait mal, mais qui est nécessaire.

Cinna, Barbonni, Hibakusha, Dupuis.

Spottorino, Abril, La fissure, http://www.gallimard-bd.fr/.

Avril 2018

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