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Survivre à l'enfer Ghomeshi, vraiment?

Sert-on vraiment la cause féministe en entretenant encore et toujours l'image de la femme irresponsable, victime de tout, tout le temps?
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Jian Ghomeshi aurait soumis contre leur gré d'innocentes et d'impuissantes victimes. La nature des accusations et une sexualité aux accents sado-masochistes, le mouvement des agressions non dénoncées et son procès hautement médiatisé ont ramené à l'avant-scène le problème plus large des agressions sexuelles commises à l'égard des femmes. Le verdict de non culpabilité prononcé par le juge William Horkins a provoqué, comme il fallait s'y attendre, colère et indignation. Certaines personnalités publiques - militantes féministes, journalistes et politiciens - accusèrent alors promptement le système juridique de déni de justice.

La polémique virulente qui a suivi l'infâme jugement a mobilisé quelques subtiles ressources de la sophistique : appel aux sentiments et pente fatale, caricatures et propos réducteurs, généralisations abusives surtout, misant sur cette bipolarité commode femme victime/homme agresseur.

Que les plaignantes aient consenti ou non, qu'elles aient menti aux enquêteurs et à la Couronne, qu'elles aient triché, qu'elles se soient parjurées et qu'elles aient elles-mêmes sapé leur propre crédibilité ne changeait rien à l'affaire. Il fallait encore les croire et les défendre : Ghomeshi était assurément le bourreau et ses victimes des survivantes. Victimes normales ou anormales, mais de «vraies» victimes. Victimes de la pression publico-médiatique ou de l'avocate trop bien payée de l'accusé ; victimes de leur propre mémoire ou d'un manque d'éducation des agents de la loi qui n'auraient rien compris à la psychologie des victimes. Plusieurs fois victimes dans le cadre de ce procès qui avait pourtant dévoilé une manœuvre revancharde par-delà des milliers de courriels échangés entre deux des trois plaignantes.

Nous avons été témoins à cette occasion des travers de l'idéologie quand elle plie la réalité à sa seule convenance ; témoins d'un argumentaire alambiqué confondant jugements de faits objectifs et jugements de valeurs largement subjectifs.

Une «militante-journaliste» objectera à la talentueuse avocate de Ghomeshi qui réagissait récemment à cette rhétorique fataliste, que celle-ci «prêchait pour sa paroisse» mais qu'il y a «deux paroisses» : celle des cours de justice, un microcosme ; et celle de l'ensemble des femmes violentées. Confusion pathétique et entêtée entre le niveau juridique essentiellement dédié à l'administration de la preuve et le niveau plus opaque des relations sociales toujours plus complexes, incertaines et souvent ambivalentes.

Pas étonnant que de nombreuses femmes refusent aujourd'hui de s'identifier à ce discours-là. Un discours hargneux qui distribue les torts selon les sexes, qui fait la leçon sans égards aux situations réelles et aux interactions singulières. Quel sens donner à ces effets de pathos infantilisants pour les femmes elles-mêmes? Que peut-on en comprendre?

Progrès des femmes, progrès de l'humanité

Le récent décès de madame Claire Kirkland-Casgrain rappelle bien sûr à notre mémoire la légitimité et les effets bénéfiques des revendications féministes à contre-courant de forces oppressantes qui pesaient jusque-là lourdement sur le destin des femmes. Les blessures physiques et psychiques s'approfondissant avec le temps, une véritable révolution culturelle est venue torpiller des structures de domination primitivement fondées sur la force musculaire des hommes. Il fallait en découdre avec cette trop longue tradition qui avait installé le «sexe fort» aux commandes du couple, de la famille, de la tribu, du village, puis de l'État tout entier.

Les femmes, de victimes passives qu'elles étaient au début, forceront, à la faveur d'une solidarité naissante, une redéfinition des rapports entre les sexes : luttes modernes pour l'intégrité physique, pour l'autonomie des corps et des esprits ; luttes pour des droits égaux : celui de procréer ou non, celui de s'instruire et de choisir un métier ; droit de se déplacer et d'entreprendre, droit de voter et de choisir ses dirigeants, droit de divorcer et d'accéder au partage du patrimoine, droit d'accès à des programmes sociaux, etc. Ces luttes, parfois tapageuses ou parfois silencieuses, ne se sont pas faites sans heurts. Dans ce domaine comme dans plusieurs autres «on se pose en s'opposant». La conscience féministe qui s'est développée dans la vie concrète des couples et au sein des familles, en milieu de travail, dans les écoles et dans les universités, a finalement assuré à la femme un statut véritable de sujet porteur de sens et de liberté. Femme-sujet de droits, femme-sujet de désir. Enfin.

Le féminisme militant est ainsi devenu le vaisseau amiral de toutes les luttes pour la reconnaissance ; il a planté le décor pour une société davantage respectueuse des aspirations fondamentales à l'autonomie. Il a surtout forcé l'émergence de conditions générales plus égalitaires, «l'égalité parfaite», ainsi que l'appelait de tous ses vœux Stuart-Mill dans De l'assujettissement des femmes : «les relations sociales des deux sexes, qui subordonnent un sexe à l'autre au nom de la loi, sont mauvaises en elles-mêmes et forment aujourd'hui l'un des principaux obstacles qui s'opposent au progrès de l'humanité (...) elles doivent faire place à une égalité parfaite, sans privilège ni pouvoir pour un sexe, comme sans incapacité pour l'autre.»

Voilà, tout est dit, et ce qui est dit là légitime pleinement ces luttes historiques pour l'émancipation des femmes. Et c'est l'évidence même que plusieurs luttes doivent encore être menées et notamment dans ces contrées - proches et plus lointaines - qui réservent aux plus vulnérables, hommes, femmes et enfants, un sort minable.

La condition de vie générale des femmes modernes telle que nous la vivons concrètement dans nos États de droits, dans nos sociétés démocratiques, riches et pleines de ressources, nous a cependant mené ailleurs. Le Québec ne fait pas exception. À cette éthique de la solidarité et de la justice sociale, il faut encore en assumer une autre, l'éthique tout aussi exigeante du développement personnel. Une éthique qui renoue avec l'inégalité des talents et des volontés, tant il est vrai que le travail de la liberté s'accomplit aussi et surtout à la première personne. Résilience, lucidité et quête de la reconnaissance, encore et toujours.

Femmes capables et responsables : pourquoi pas?

Qui n'aspire pas à être reconnu? Reconnu comme un être digne d'amour dans les relations affectives ; reconnu comme sujet de droits aussi respectable que tout autre dans la sphère juridique ; reconnu socialement dans nos différences, nos talents et nos contributions à la bonne marche du monde. On ne trouvera d'ailleurs au rayon des talents et des volontés aucune égalité possible ni même souhaitable. Et nous savons bien qu'à ce jeu-là, nous serons rarement à la hauteur de nos propres modèles, parfois des femmes - Claire Kirkland-Casgrain est certainement une de ces pionnières admirables et inspirantes -, parfois des hommes, qui ont indiqué une direction possible pour conduire notre vie et la conduire à notre manière.

L'affaire Ghomeshi, sans entrer dans l'univers glauque de la sexualité captatrice (un jardin secret que même la psychologie victimaire ne saurait décrypter), est à plusieurs égards révélatrice qu'une quête d'indépendance et d'autonomie reste largement inachevée.

Aussi, le moment n'est-il pas venu d'abandonner cette conception naïve de l'humain qui sied mieux au monde enfantin qu'aux femmes avisées et accomplies? Sert-on vraiment la cause féministe en entretenant encore et toujours l'image de la femme irresponsable, victime de tout, tout le temps?

N'est-il pas temps de miser davantage sur la capacité des femmes d'assumer leurs valeurs et leurs choix? Ce qui suppose, tout bien considéré, l'adoption pour soi-même d'une solide éthique de la responsabilité. À commencer par la responsabilité de ses approches et de ses décisions, de sa parole, de ses gestes et, pourquoi pas, de ses écrits. Devenir adulte est à ce prix.

Bref, le meilleur service à rendre aux femmes serait de cesser de nourrir systématiquement ce sentiment d'impuissance et de fragilité de la femme en tant que femme. N'en déplaise à certaines féministes dogmatiques ou à la classe médiatico-politique un tantinet paternaliste.

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