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Regard philosophique sur le phénomène de l'intimidation

S'il est un thème qui a marqué l'actualité au Québec et qui revient hanter la vie scolaire, c'est bien celui de l'intimidation. Les médias ont d'ailleurs fait leurs choux gras ces dernières années de cette tragédie d'autant plus saisissante et contagieuse qu'elle avait un visage et un nom, Marjorie Raymond. Ce suicide n'était d'ailleurs pas sans rappeler celui de Nelly Arcan dont le talent littéraire immense a été réduit sur un plateau de télévision à son passé trouble et à la profondeur envoûtante de son décolleté. Que d'efforts alors pour comprendre ce phénomène pourtant millénaire, pour en cerner les causes et les différentes manifestations. Où commence et où finit l'intimidation ?
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S'il est un thème qui a marqué l'actualité au Québec et qui revient hanter la vie scolaire, c'est bien celui de l'intimidation. Les médias ont d'ailleurs fait leurs choux gras ces dernières années de cette tragédie d'autant plus saisissante et contagieuse qu'elle avait un visage et un nom, Marjorie Raymond. Ce suicide n'était d'ailleurs pas sans rappeler celui de Nelly Arcan dont le talent littéraire immense a été réduit sur un plateau de télévision à son passé trouble et à la profondeur envoûtante de son décolleté. Que d'efforts alors pour comprendre ce phénomène pourtant millénaire, pour en cerner les causes et les différentes manifestations. Où commence et où finit l'intimidation ? Quelle règle du jeu social, quel principe organise l'énigmatique et toujours changeante distribution des rôles de victimes et de bourreaux ?

Certes le phénomène de l'intimidation peut prendre la forme brutale de l'agression physique, de la menace et de l'extorsion ; il peut aussi se manifester par l'envahissement d'un groupe dominant - par sa force musculaire ou son capital symbolique - sur un individu isolé ou un groupe minoritaire et moins bien organisé. L'intimidation peut en outre prendre la forme plus subtile de la moquerie ou de la raillerie. Il peut paraître étonnant de prime abord d'associer l'intimidation au rire dont on dit qu'il dilate la rate, qu'il libère joyeusement l'énergie. Mais le rire peut être vicieux et destructeur quand il prend occasion de la vulnérabilité accablante de l'autre, de son malheur ou de sa différence pour le rabaisser, le réduire ou le réifier. Ce rire-là se fait alors jaune et gras. Qui voudrait de ce sort-là ?L'intimidation à l'école prend toutes ces formes sournoises mais avec les moyens encore plus redoutables du lynchage systématique via les médias sociaux. Aussi pourrions-nous comprendre ce phénomène lancinant et potentiellement destructeur à partir des analyses toujours aussi actuelles qu'Hannah Arendt a livrées dans La crise de la culture. Que révèle cette analyse? Comment expliquerait-elle aujourd'hui le phénomène de l'intimidation ?

L'intimidation sur fond de crise.

Le phénomène de l'intimidation serait un puissant révélateur d'une crise plus générale et plus profonde qu'une présence policière dans les écoles n'arriverait certainement pas à résorber. Cette crise moderne du système scolaire qui ne serait pas étrangère, affirme Arendt, à la démocratisation de l'enseignement et à l'éducation de masse touche aujourd'hui tous les pays, certains plus que d'autres. Le Québec,en ces matières, ne fait pas exception. Et cette question politique embarrassante interpelle les autorités responsablesqui y répondent aujourd'hui par le projet de loi 56 visant à lutter contre l'intimidation et la violence à l'école. Elle nous met surtout collectivement au défi de rouvrir nos questions et de revoir nos bonnes vieilles méthodes. D'où vient alors cette fameuse crise du système scolaire?

Arendt expliquerait la crise actuelle de l'éducation, celle-ci adossée à une crise de l'autorité, par un ensemble de mesures problématiques prises dans le passé. Des mesures et des idées. La première idée ou cause de nos problèmes actuelsréfèrerait à l'abandon des enfants à eux-mêmes, au fait que le monde adulte fonctionne dorénavant en parallèle du monde autonome des enfants qui alors n'ont d'autre choix que de se gouverner eux-mêmes, les adultes s'en tenant à la simple assistance de ce « petit gouvernement ». Et c'est ainsi que ce collectif d'enfants se fait dépositaire de l'autorité sur les individus qui le composent. Arendt voit dans cette dynamique sociale, non seulement l'exclusion symbolique de l'adulte qui alors ne sait plus comment intervenir dans la vie du groupe ni interagir individuellement avec les enfants, mais aussi une rupture intergénérationnelle. Les vieux avec les vieux et les jeunes entre eux. Le problème ou le risque le plus préoccupant est cependant ailleurs : la tyrannie du groupe compromettra sinon bloquera éventuellement tout sens d'initiative. L'enfant dans ce groupe se trouvera ainsi dans une situation pire qu'avant, puisqu'en effet, l'autorité d'un groupe d'enfants est toujours beaucoup plus forte et beaucoup plus tyrannique que celle d'un seul individu, si sévère ou imposant soit-il.Difficile alors pour l'enfant d'affronter cette situation minoritaire alors même que la plupart des adultes n'y arrivent pas ou difficilement. Il faut rappeler ici que les enfants n'ont pas encore toutes les ressources discursives nécessaires à la résolution pacifique des conflits, à l'expression civilisée des attentes et des besoins.

Nous connaissons très bien, par ailleurs, le conformisme naturel des enfants et leur désir mimétique d'être comme les autres. Par où s'échapper de cette effrayante majorité si le monde des adultes leur est fermé ? Où trouver les alliances qui pourraient rééquilibrer les forces sans replonger dans la dynamique infernale d'une défense agressive ou d'une revanche à venir. Victime aujourd'hui, bourreau demain.L'enjeu est de taille, précise Arendt: «C'est (également) avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leurenlever leur chance d'entreprendre quelque chose de neuf,quelque chose que nous n'avions pas prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler un monde commun».

La deuxième raison réfèreà l'approche pragmatique - approche par compétences - de l'éducation qui aurait troqué le savoir pour lefaire et le travail pour lejeu.Que voilà un préjugé tenace, déplore-t-elle, qui consiste à croire que l'initiative de l'enfant, sa spontanéité et sa vivacité ne sont possibles que dans une aire de jeu.La troisième explication de cette crise qui confronterait les systèmes scolaires modernes renvoie àla formation des professeurs à qui on demande en premier lieu de maitriser la science de l'enseignement - la pédagogie - et secondairement un domaine particulier. De telle sorte qu'il ne tient plus son autorité de la maitrise d'un domaine particulier mais de ses capacités de contrôle et de coercition. Qu'arrivera-t-il alors du professeur privé ou dépourvude l'autorité morale que lui confèrent sa compétence et la maîtrise de sa discipline? Le professeur devrait pourtant, souligne-t-elle, être celui qui en sait le plus, qui sait mobiliser et transmettre la connaissance historique et actuelle. Quoi de mieux alors, pour corriger la situation, que de revenir à la nature même de l'acte éducatif, au rôle essentiel des parents et des éducateurs.

Voici notre monde!

Introduire les nouveaux venus - les enfants qui viennent au monde -c'est là la mission première des parents et des éducateurs et l'une des activités les plus élémentaires et les plus vitales dans toute société humaine. Délicate mission tant il est vrai que l'éducation ne peut s'effectuer sans l'autorité et sans une référence structurante au passé. Le monde moderne cependant, de moins en moins impressionné par l'autorité et peu inspiré par la tradition, met à mal ces deux principes. Les figures et les symboles d'autorité sont en effet aujourd'hui largement déclassés, déboulonnés. Ce sont d'ailleurs les adultes eux-mêmes qui auraient discrédité et peut-être même délégitimé l'autorité. Arendt y voit le signe que les adultes ont abdiqué leur « responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants».Cette responsabilité d'introduire les « nouveaux venus », de les habituer à un monde complexe et bigarré qui leur est inconnu, ne s'impose pourtant pas arbitrairement aux éducateurs. La philosophe est cinglante :« Qui refuse d'assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d'enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation ». La tâche fondamentale pourrait alors tenir dans une toute petite phrase : Voici notre monde. L'enfant est un adulte en devenir et nous ne saurions trop tôt le considérer comme « un petit adulte ». Aussi les adultes doivent-ils protéger les conditions de sa croissance vitale, le soigner et le mettre à l'abri de la lumière du monde public. Voilà tout le sens à donner au concept de responsabilité parentale!

Mais le monde apparemment déçoit et désespère à plusieurs égards l'adulte moderne, ce grand décrocheur en puissance. Que transmettre de ce monde déconstruit, turbulent, nerveux et consumériste dans lequel nous évoluons dorénavant ? Où fixer les repères et les limites? Comment accorder la physionomie instable des familles et les fonctions toujours plus exigeantes confiées aux professeurs? Et sans doute abordons-nous le problème de l'intimidation à l'école par une lorgnette trop étroite, tant il est vrai que le phénomène de l'intimidation gagne toutes les sphères de la société. On la retrouve dans les familles entre conjoints, entre parents et enfants, de la part des élèves sur les professeurs et vice versa, dans les relations entre patients et personnel soignant, dans les rues, sur les patinoires et dans les gradins; elle intoxique les relations dans les médias sociaux, elle est criante de véritésur les chantiers de construction, sur le lignes de piquetage et dans les rapports syndicaux-patronaux; elle s'insinue aussi parfois dans les relations entre collègues en milieu de travail; on la retrouve également, contre toute attente, entre justiciables et policiers, citoyens et politiciens. Et que dire des relations internationales toujours plus rusées et plus belliqueuses! Bref l'exemple vient de haut et les jeunes, en imitateurs perspicaces, ne font qu'emboîter le pas. Oui, cette forme de violence larvée en quoi consiste l'intimidation compose à l'évidence la mouture de l'époque. Quelle solution ou remède possible?

Certes, Arendt insisterait sur une nécessaire remise en question des méthodes pédagogiques, sur le retour des adultes auprès des enfants et sur le rétablissement intelligent du principe d'autorité qu'il faut cesser de confondre avec l'exercice d'une contrainte violente ou aliénante. Elle inviterait à revisiter ce concept et, avec lui, une certaine façon d'être et de faire les choses. La posture autoritaire au sens entendu par Arendt repose, en effet, sur le principe d'une structure et d'une hiérarchie que celui qui commande (le parent ou le professeur) et celui qui obéit (le jeune enfant et l'élève en formation) reconnaissent comme juste et légitime, que l'un et l'autre reconnaissent surtout la place singulière qu'ils y occupent. Aussi en appellerait-elle,non seulement à une meilleure formation des professeurs, maisà une éthique plus fondamentale et plus affirmée de la responsabilité.Rien de moins que cet incessant et patient travail sur nous-mêmes et sur la culture...

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