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Vivent les pauvres!

Le rapport de l'ONG Oxfam indique que les 1% de terriens les plus riches posséderaient en 2016 plus de 50% de la richesse mondiale. Voici une occasion idéale pour nous pencher sur un texte méconnu de Bossuet.
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Le rapport de l'ONG Oxfam selon lequel les 1% de terriens les plus riches posséderaient en 2016 plus de 50% de la richesse mondiale agite l'espace médiatique et politique depuis sa parution mi-janvier.

Voici une occasion idéale pour nous pencher sur un texte méconnu de Bossuet, précepteur du fils de Louis XIV, récemment réédité sous le titre De l'éminente dignité des pauvres. Prêché en 1659, ce sermon du grand prédicateur est d'une étonnante actualité. Le jeune ecclésiastique (il a alors 31 ans), pourtant habitué à parler devant les puissants, ne mâche pas ses mots contre les riches, et fustige avec courage les inégalités criantes de son époque.

Les riches ont tout l'avantage et tiennent les premiers rangs.[...] Les pauvres sont soumis aux riches et ne semblent nés que pour les servir.

Les pauvres sont plus utiles à la société que les riches

Bossuet ne se remet pas de l'injustice de la société. Il va même (fait assez rare pour être souligné) jusqu'à comprendre que les plus démunis puissent reprocher à mots couverts à Dieu leur sort inique.

Quelle injustice, que les pauvres portent tout le fardeau, et que tout le poids des misères aille fondre sur leurs épaules! S'ils s'en plaignent, et s'ils en murmurent contre la Providence divine, Seigneur, permettez-moi de le dire, c'est avec quelque couleur de justice: car étant tous pétris d'une même masse, et ne pouvant pas y avoir grande différence entre de la boue et de la boue, pourquoi verrons--nous d'un côté la joie, la faveur, l'affluence; et de l'autre la tristesse, et le désespoir, et l'extrême nécessité; et encore le mépris et la servitude? Pourquoi cet homme si fortuné vivrait-il dans une telle abondance et pourrait-il contenter jusqu'aux désirs les plus inutiles d'une curiosité étudiée, pendant que ce misérable, homme toutefois aussi bien que lui, ne pourra soutenir sa propre famille, ni soulager la faim qui le presse?

Le prélat va encore plus loin dans son attaque, en montrant que les pauvres sont bien plus bénéfiques à la société que les riches. Non parce qu'ils permettent aux riches d'obtenir leur salut en leur faisant l'aumône, comme certains ecclésiastiques le proclament avec prudence, mais parce qu'à eux appartiennent la force de travail et la volonté. Pour étayer son argument, Bossuet s'appuie sur Saint Jean Chrysostome, imaginant une ville qui ne serait peuplée que de riches, et une autre qui ne serait habitée que par des pauvres. La plupart des gens ne donneraient pas cher de la seconde ville, mais Bossuet leur donne tort.

[La] ville de riches aurait beaucoup d'éclat et de pompe, mais elle serait sans force et sans fondement assuré. L'abondance ennemie du travail, incapable de se contraindre, et par conséquent toujours emportée dans la recherche des voluptés, corromprait tous les esprits, et amollirait tous les courages par le luxe, par l'orgueil, par l'oisiveté. Ainsi les arts seraient négligés, la terre peu cultivée; les ouvrages laborieux [...] entièrement délaissés.

Il en résulterait que cette splendide ville se retrouverait "ruinée par son opulence" et disparaîtrait d'elle-même. Au contraire, la ville pauvre ne ferait que prospérer.

La nécessité industrieuse, féconde en inventions, [...] appliquerait les esprits par le besoin, les aiguiserait par l'étude, leur inspirerait une vigueur mâle par l'exercice de la patience; et n'épargnant pas les sueurs, elle achèverait les grands ouvrages, qui exigent nécessairement un grand travail.

Malheur à vous les riches!

Croire à la prééminence des riches sur les pauvres est d'autant plus grave qu'il ne s'agit pas seulement d'une question morale, mais théologique. En effet, si l'Ancien Testament promet des récompenses matérielles sur Terre, Bossuet souligne que cette vision qui, ne permettait que "d'attirer les grossiers et amuser les enfants" est révolue avec le Nouveau Testament. La couronne du Christ n'est pas d'or, mais d'épines, et c'est vers les pauvres et non vers les puissants que celui-ci s'est tourné.

Dieu n'a donc "plus besoin [des riches] ni de leurs trésors, si ce n'est pour le service des pauvres". La splendeur des riches ne trompe qu'eux-mêmes.

O riches du siècle! prenez tant qu'il vous plaira des titres superbes; vous les pouvez porter dans le monde: dans l'Église de Jésus--Christ, Vous êtes seulement serviteurs des pauvres.

Bossuet opère alors un renversement, avec un sens de la formule certain.

O, pauvres, que vous êtes riches ! mais, ô riches, que vous êtes pauvres.

Car si le pauvre a pour fardeau la nécessité, le riche en a un aussi: l'abondance. D'où la nécessité pour eux de partager leur fortune et de venir en aide aux plus démunis. Le prélat poursuit sa diatribe, en interdisant aux riches de tirer une quelconque supériorité de l'aide qu'ils fourniraient aux pauvres. Celle-ci ne serait que justice. Les aumônes ne sont pas une faveur faite par les riches aux pauvres, mais un échange de bons procédés, chacun permettant à l'autre d'alléger son fardeau (l'un sa richesse, l'autre sa misère). C'est à ce prix seulement que les riches pourront prétendre au salut.

Bossuet, un précurseur de l'Etat Providence?

Que penser de ce texte? L'on peut y voir une preuve de courage de l'orateur, n'hésitant pas à critiquer ceux que tant d'autres courtisent. Mais aussi une certaine forme de radicalité, et une étonnante modernité. Par son sermon, Bossuet montre qu'il n'a rien d'un mystique (il s'est farouchement disputé avec Fénelon sur ce sujet), et cherche donc des réponses pragmatiques à la pauvreté, dès ici-bas. Dans le panégyrique de Saint François d'Assise, il ira même jusqu'à dire: "la Nature, ou pour parler plus chrétiennement Dieu, [...] a donné dès le commencement un droit égal à tous ses enfants sur toutes les choses dont ils ont besoin pour la conservation de la vie", phrase dans laquelle Alain Supiot, professeur au collège de France et spécialiste du droit social voit une préfiguration des droits naturels de l'homme.

Il faut pourtant bien se garder de voir en Bossuet un précurseur du communisme. Son œuvre s'inscrit dans une perspective éminemment chrétienne, et il attend pour renverser l'ordre de la société davantage le Jugement Dernier que le Grand Soir.

De l'éminente dignité des pauvres est aussi relativement éclairant sur notre époque, où les inégalités remontent et sont justifiées par l'idéologie libérale. Ainsi, les chômeurs seraient des paresseux, dont la fainéantise serait encouragée par des aides trop abondantes, à l'inverse de l'entrepreneur, qui doit sa richesse à son travail.

S'il ne s'oppose pas à l'idéologie libérale en tant que telle (et comment le pourrait-il puisque celle-ci est alors loin d'être théorisée), Bossuet s'inscrit en revanche à rebours de la théologie protestante, dont découlerait le libéralisme. Celle-ci voit (pour simplifier à l'extrême) dans la richesse un symbole d'élection divine et dans la pauvreté une preuve de paresse. Si Bossuet considère les aumônes comme un échange de bons procédés, Calvin est bien plus dur à l'égard des secourus, et va jusqu'à déclarer:

Le titre de fraternité ne doit point faire enorgueillir ceux qui sont [méprisables] selon le monde et qui sont de pett état ; Qu'ils n'aillent point alléguer: celui-là est mon frère. Nous sommes frères, mais cela n'empêche pas que l'un soit maître et l'autre valet.

A travers le "conflit" de Bossuet et Calvin se dessinent deux visions du monde. D'un côté celle qui veut que la misère soit un fléau naturel, comme les épidémies ou les tempêtes, que l'on peut tenter de soulager, mais que l'on ne pourra jamais éradiquer. De l'autre, une injustice sociale dont il faut combattre les causes.

Pour Alain Supiot, cette dualité se traduit encore de nos jours avec le l'abandon progressif de l'Etat Providence au profit d'une idéologie plus libérale. Ce glissement serait notamment illustré par l'abandon de la Charte de la Havane de 1948, qui prévoyait la création d'une Organisation Internationale du commerce (OIC), dont le but était de favoriser la coopération économique entre Etats et de lutter contre les excédents et déficits de la balance des paiements. A la place a été créée l'OMC où, selon Supiot, ce sont davantage la concurrence et la compétition entre Etats qui prévalent.

Souhaitons que cet opuscule permette de sortir Bossuet de l'oubli où il est injustement relégué.

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Alain Supiot - De l'éminente dignité des pauvres - Ed. Mille Et Une Nuits

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