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Quand Radio-Canada propage la parole des "soldats de Dieu"

Hier soir, Radio-Canada diffusait, dans le cadre des Grands reportages, un « documentaire » intitulé « Les soldats de Dieu » et portant sur le mouvement chrétien évangélique qui, depuis de nombreuses années déjà, gagne beaucoup de terrain dans les Amériques, et ce, jusqu'au Québec. Là où le « documentaire » choque, c'est qu'il s'agit en réalité d'une véritable « info-publicité » pour le mouvement évangélique dans laquelle aucun intervenant extérieur aux évangéliques, sauf un, n'a droit de cité.
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Hier soir, Radio-Canada diffusait, dans le cadre des Grands reportages, un « documentaire » intitulé « Les soldats de Dieu » et portant sur le mouvement chrétien évangélique qui, depuis de nombreuses années déjà, gagne beaucoup de terrain dans les Amériques, et ce, jusqu'au Québec. Un mouvement qui, nous le savons bien, a d'importantes ramifications au sud de la frontière, jusque dans le bureau ovale et dans les officines du Congrès américain (voir Sylvie Brieu, « Le monde selon les évangéliques américains », National Geographic, 2006). Un mouvement qui a depuis quelques années l'oreille du gouvernement conservateur de Stephen Harper qui n'hésite plus à faire de l'œil au lobby pro-vie et aux militants contre le droit au mariage pour les conjoints de même sexe.

Né au début du XVIIIe siècle, le mouvement évangélique est en fait l'une des nombreuses subdivisions du protestantisme traditionnel issu de la Réforme du XVIe siècle et qui a pris racine en Amérique lors de l'aventure coloniale, le Nouveau monde représentant pour de nombreuses confessions marginalisées une terre d'opportunités et de liberté (lire Isabelle Richet, La religion aux États unis, 2001). Cette confession aux contours idéologiques parfois mouvants est entre autres caractérisée par une très grande décentralisation administrative (il y a autant d'églises que de villes, et c'est à peine un euphémisme!), mais surtout, par une interprétation scrupuleuse des textes bibliques considérés comme véridiques et comme « paroles divines ». Interprétation qui peut emmener, par exemple, jusqu'au rejet des découvertes de la science quant à l'âge de la Terre ou à l'évolution des espèces - l'on parle ici de créationnisme - ou à des prises de position encore plus controversées, notamment sur l'accès à l'avortement (présenté dans le reportage comme le « plus grand scandale de notre époque » par un pasteur) et sur les droits des minorités sexuelles.

Là où le « documentaire » choque, c'est qu'il s'agit en réalité d'une véritable « info-publicité » pour le mouvement évangélique dans laquelle aucun intervenant extérieur aux évangéliques, sauf un, n'a droit de cité. Si l'on y fait intervenir sporadiquement le chercheur Frédéric Dejean, rattaché à l'Université de Montréal, c'est afin de nous permettre de mieux saisir l'organisation et les tendances de ce même mouvement. C'est ainsi que pendant près d'une heure, l'on voit défiler à l'écran des pasteurs, des pères et mères de familles, de jeunes couples trentenaires qui vivent tous dans des environnements sécurisants, qui affichent une joie de vivre apparente et qui nous témoignent (le mot est juste) de leur amour de Jésus et de l'importance de leur foi dans leur vie quotidienne. Tout ceci sans narration aucune - l'on entend de temps à autre la voix étouffée de l'intervieweur hors champ - et avec des images aux couleurs chaudes qui confèrent à l'ensemble de la longue « publicité » un aspect réconfortant, le tout enveloppé d'une musique acoustique sympathique qui nous revient à chaque segment.

Si pareil document audio-visuel peut parfaitement convenir à un pasteur évangélique voulant recruter de nouveaux fidèles - le côté missionnaire et prosélyte du mouvement est une caractéristique très forte - force est de constater que l'on mesure mal la pertinence de présenter un reportage aussi déséquilibré dans son contenu et ses choix éditoriaux sur les ondes de la société d'État. Si le téléspectateur sait à quoi s'en tenir lorsqu'il syntonise le « Jour du Seigneur », celui qui choisit d'écouter les Grands reportages est en droit de s'attendre à ce qu'on lui propose un contenu où l'information est traitée de façon équilibrée ou du moins, qui lui permet de brosser un portrait plus précis d'une problématique quelconque. Le sujet traité hier était-il de prime abord intéressant? Absolument, comme tout autre sujet concernant la vie religieuse des Québécois qui nous permettrait d'appréhender les enjeux plus larges touchant à la place l'Église (ou des églises) au sein de la société. Mais pour que l'exercice soit pertinent, encore faut-il que l'on nous présente, au-delà des portraits de familles modèles qui ont été filmés, une image un peu plus réaliste du mouvement évangélique québécois et canadien.

Une image nuancée qui devrait aussi nous permettre d'aborder la problématique des écoles évangéliques qui enseignent parfois, dans l'illégalité, un contenu pédagogique importé des États-Unis dans lequel on peut y affirmer que la Terre a été créée en six jours, alors que l'homme et la femme sont présentés comme façonnés par Dieu qui les a placés au jardin d'Éden. La journaliste Marie Allard de La Presses'était déjà penchée sur le sujet, elle qui nous révélait par exemple que le ministère de l'Éducation du Québec avait accordé, en 2008, un permis à huit écoles évangéliques qui, je cite :

« Ouvertes clandestinement depuis deux, cinq ou même 20 ans selon les cas, ces écoles font partie de l'Association des Églises-écoles évangéliques du Québec. Leur «enseignement» est basé sur la méthode pédagogique School of Tomorrow de l'Accelerated Christian Education, un programme évangéliste conçu au Texas. Les élèves font leurs apprentissages de manière autodidacte à partir du matériel rédigé en anglais, indique la Commission dans son dernier rapport annuel (2006-2007). Il n'y a pas, à proprement parler, d'enseignement ou d'enseignants.»

Ce nécessaire portrait nuancé devrait aussi nous permettre de mesurer les liens importants qui unissent les conservateurs au pouvoir à Ottawa au mouvement évangélique et les implications concrètes que cette proximité idéologique peut avoir sur la vie politique canadienne. Il suffit de considérer les récentes motions présentées à Ottawa sur le statut juridique du fœtus pour comprendre que nous ne sommes jamais bien loin d'un important retour en arrière. Dans l'« info-publicité » présentée hier par les Grands reportages, un jeune croyant affirmait candidement à la caméra être « un soldat du Christ » prêt à mener « une guerre », car il y a des « forces » à l'œuvre dans le monde qu'il lui faut combattre. Tout ceci sous le regard approbateur de sa jeune compagne, sans que les réalisateurs du « documentaire » ne tentent de confronter les croyants ou de les mettre en opposition avec les discours franchement dérangeants tenus par nombre de leurs coreligionnaires dans l'espace public. Le « documentaire » se termine par un extrait d'entrevue d'un pasteur qui, bien calé dans le fauteuil d'une accueillante maison de banlieue où la lumière extérieure donne un aspect invitant au salon où la scène est tournée, affirme : « Je crois que l'homme a été créé pour entrer en relation avec Dieu et ça, je le mesure depuis trente ans dans ma vie.» Tout de suite, la doucereuse musique acoustique prend le relais en arrière-plan, avant que le « documentaire » ne se referme et que l'on passe au générique.

Si la société d'État achète les droits de diffusion de reportages produits par des firmes extérieures et privées, c'est son droit. Nombre d'entre eux sont parfois d'une très grande qualité et présentent un contenu autrement plus pertinent et beaucoup mieux ficelé. Mais que certains à la programmation des Grands reportages aient jugé utile de diffuser une émission faisant tacitement l'apologie d'un mouvement qui, s'il est légitime, véhicule néanmoins un message souvent questionnable, est une véritable insulte à l'intelligence! Espérons qu'un journaliste digne de ce nom jugera lui aussi utile de se pencher sur le sujet dans les prochains mois afin de nous donner le tour d'horizon complet que les Grands reportages ont grossièrement échoué à nous transmettre hier soir.

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