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Hobbes et les «nouveaux sauvages» de Damián Szifron

Aujourd'hui, nous assistons à une situation de guerre de tous contre tous tant au plan mondial qu'au niveau national, même si cette guerre n'est pour le moment que principalement métaphorique avec quelques attentats meurtriers quand même.
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Dans son célèbre ouvrage intitulé Léviathan (1651), Thomas Hobbes décrit l'état de nature qui prévaudrait s'il n'y avait pas de Léviathan au-dessus des citoyens, c'est à dire un État fort avec un souverain au pouvoir absolu. Dans cet état de nature règne la guerre de tous contre tous (Bellum omnium contra omnes) et « la vie de l'homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève » (traduction Folliot). L'État dictatorial, pour Hobbes, vient donc protéger les citoyens contre la violence de l'état naturel.

Aujourd'hui, nous assistons à une situation de guerre de tous contre tous tant au plan mondial qu'au niveau national, même si cette guerre n'est pour le moment que principalement métaphorique avec quelques attentats meurtriers quand même. Il n'y a pas de Léviathan onusien pour protéger les citoyens du monde qui se comportent, pour partie, comme les "nouveaux sauvages" du film de Damián Szifron. Ce titre est une traduction qui dévie de l'espagnol « Relatos salvajes » (récits sauvages), mais cette adaptation reflète bien le contenu du film où l'on voit des individus « normaux » qui ne peuvent contrôler une passion et sont entrainés dans un cycle mortifère de vengeance et de haine, parfois légitimé par une idéologie.

La haine antisémite ressurgit avec force et anime des groupes et des individus qui font une lecture ethnique et/ou religieuse du conflit israélo-palestinien au Moyen-Orient. Pour les « nouveaux sauvages » qui tuent des Juifs à Paris ou Copenhague, la confusion entre Juif, Israélien, combattant, civil, innocent et tueur est abolie. Les Juifs sont coupables parce que juifs.

Dans les médias, une lutte sémantique et idéologique se met en place. Les terroristes se réclamant de l'État islamique sont parfois appelés « djihadistes », « islamistes » ou juste « musulmans ». Les amalgames entre tous les musulmans et les terroristes sont fréquents, favorisés par l'autodésignation des terroristes et les courants dits islamophobes d'extrême droite. Extrême droite et terroristes se renforcent dans la pagaille généralisée. Chaos des désignations et accusations.

L'État islamique veut semer la terreur et la zizanie et y parvient assez bien. L'EI veut tuer des Occidentaux et des musulmans mécréants, la réponse occidentale est militaire. Le discours de la lutte anti-terroriste gomme l'histoire récente des conflits entre « Occident » (une construction problématique) et « terroristes islamistes ». L'EI redouble dans la sauvagerie, fait brûler vif un pilote jordanien et vante ses crimes sur le Net. Incitations à surréagir. La guerre de tous contre tous met aux prises arabes contre arabes, musulmans contre musulmans et les discours enflammés prônant la guerre totale montent de divers côtés. Huntington et ses théories fumeuses qui ne tiennent pas debout font un retour posthume triomphal. Un chroniqueur du New York Times reprend la théorie de la guerre entre l'islam et l'Occident. Ce n'est pas la voix du journal qui donne ses colonnes à divers points de vue.

Netanyahou instrumentalise l'émotion et la peur qui, de façon tout à fait légitime, a saisi les Juifs français puis danois. Il veut vider l'Europe de ses Juifs et faire des attentats terroristes un argument en faveur de l'émigration vers Israël. La haine antisémite sert paradoxalement à gommer les méfaits d'Israël. Antisémites et dirigeants israéliens nourrissent la même confusion entre Juifs et Israéliens: certains Juifs français disent que leur pays est Israël alimentant ainsi la crétinerie des barbares.

En Ukraine, comme en Israël-Palestine les solutions pacifiques pour sortir de la guerre sont connues (deux États avec frontières et droits égaux au Moyen-Orient, neutralisation de l'Ukraine qui garantit la survie de l'Ukraine et apaise la peur russe d'être encerclée par l'OTAN). Les nouveaux barbares souhaitent continuer à se battre et éviter toute avancée vers les compromis pacifiques. Chacun fait la lecture partielle qui l'arrange et surtout évite toute concession raisonnable et pacifique. Il n'est pas utile ici de présenter les divers niveaux de responsabilité. Il suffit de montrer que chacun peut choisir son bouc-émissaire et justifier sa rage, sa violence ou ses meurtres par la dénonciation de la rage, de la violence ou des meurtres de l'autre. Œil pour œil, dent pour dent et tant pis si le monde devient aveugle.

Les morts en Palestine justifient ainsi pour les sauvages les morts à Paris, Bruxelles ou Copenhague. Les morts israéliennes justifient des discours racistes, xénophobes et meurtriers en Israël. Les morts des pro-russes justifient les violences ukrainiennes, les morts ukrainiennes justifient les morts des séparatistes. Le cercle vicieux des vengeances et des contre-vengeances est au cœur de la dérive terroriste.

Dans le retour de la guerre de tous contre tous, des alliances bizarres se forment. Le boucher Al Sissi devient soudain l'ami de l'Occident qui pourtant ne veut pas fricoter avec le boucher Assad. L'Arabie saoudite et le Qatar qui ont aidé et financé les groupes islamistes les plus violents sont de fidèles amis de la France et des États-Unis. L'Iran est l'ennemi d'Israël, mais un partenaire obligé des États-Unis dans la lutte contre Daech. Les barbares s'acoquinent bizarrement et les anti-barbares n'hésitent pas à recourir à la barbarie des drones et à l'alliance avec les barbares amis contre les barbares ennemis. Le chaos est la norme.

Le simplisme des nouveaux barbares s'étale à longueur de commentaires dans les médias. La lutte des boucs émissaires donne le tournis. Les doigts sont pointés pour accuser un tel ou untel d'être responsables de la montée du terrorisme. C'est l'école, les Juifs, l'Islam, la prison, la misère, la politique étrangère qui a causé tout cela. Seules quelques voix s'élèvent pour analyser les choses dans leur complexité.

Après le 11 septembre, un certain nombre d'analystes ont fait remarquer que la réaction américaine au crime contre l'humanité dont les États-Unis avaient été victimes n'avait pas réduit la puissance du terrorisme, mais, qu'au contraire, les États-Unis étaient tombés dans le piège tendu par Al Qaida. Les démocraties qui limitent leurs libertés et se lancent dans des guerres sans fin et ingagnables sont actionnées par leur ennemi terroriste.

Aujourd'hui l'Europe risque de tomber dans le même piège. De ne penser qu'en termes de réaction militaire, de restreindre les libertés sans gain de sécurité, d'attiser la haine de tous contre tous. Badinter l'avait dit clairement au lendemain des meurtres à Charlie Hebdo en parlant des visées des terroristes: « Allumer la haine entre les Français, susciter par le crime la violence intercommunautaire, voilà leur dessein, au-delà de la pulsion de mort qui entraîne ces fanatiques qui tuent en invoquant Dieu. Refusons ce qui serait leur victoire ». La réaction du 11 janvier en France et celle des Danois le 16 février indiquent d'ailleurs le fort désir de vivre ensemble des populations. Pour éviter la rechute hobbesienne, nous n'avons pas besoin de Léviathan national ou mondial, mais d'un sursaut démocratique qui dépasse les manifestations salutaires. Sursaut qui devrait appréhender tous les facteurs qui favorisent la haine.

Au lieu de réduire nos analyses à un bouc-émissaire, nous pourrions considérer les interactions entre divers facteurs. Par exemple, ne plus se lancer dans des interventions militaires comme celle de Libye en 2011 qui n'ont fait qu'attiser le cycle de la terreur. Voir les liens entre misère, prison et radicalisation. Travailler à la résolution des conflits et non viser les victoires par écrasement de l'autre. Ce n'est ni l'Ukraine ni la Russie ou les États-Unis qui doivent gagner, mais la paix qui s'arrache à la logique des nouveaux sauvages. Israël et la Palestine ne peuvent gagner qu'ensemble: la guerre, aussi déséquilibrée soit-elle, les fait perdre tous les deux.

L'histoire est certes plus marquée par les conflits à mort et la guerre à outrance, mais il existe des modèles de fin de conflit fondés sur la coopération entre anciens ennemis qui dépassent le niveau de la barbarie commune. L'Afrique du Sud pour la fin de l'apartheid ou l'Irlande pour la fin du conflit en Irlande du Nord sont des voies à explorer.

Le film de Damián Szifron se termine par une séquence différente des autres. Le triomphe de la barbarie aveugle qui caractérise trois des séquences est brisé dans la dernière (que je ne raconte pas ici). Il n'y a pas de fatalité à la barbarie, à la montée des haines et au cycle mortifère des vengeances. Il arrive que les « nouveaux sauvages » échappent aux attentes hobbesiennes et réinventent une civilisation ouverte à tous. La démocratie comme sphère du débat public ouvert à tous est un bon modèle, qui malheureusement est souvent trahi par ceux qui s'en réclament. Mais la démocratie réelle, comme disent nos amis espagnols (democracia real), ouvre des pistes non seulement dans le champ de l'économie, mais aussi dans celui du vivre ensemble. Le pire n'est pas sûr comme les peuples français puis danois l'ont affirmé avec force dans la rue démocratique.

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