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«Nous avons lancé le processus de deuil de notre propre espèce»

Il ne resterait que deux ou trois générations à l'humanité avant de disparaître, selon l'anthropologue Paul Jorion.
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Paul Jorion n'est pas de ceux qui vous redonnent foi en l'avenir. Dans son dernier ouvrage Le dernier qui s'en va éteint la lumière, l'anthropologue estime qu'il ne reste que deux ou trois générations à l'humanité avant de disparaître. Pour Nom de Zeus, il explique pourquoi la fin est si proche. Entretien pré-apocalypse.

Paul Jorion est de ces personnages inclassables. Chercheur en sciences sociales, anthropologue (un temps élève de Claude Levi-Strauss) il a également enseigné à Cambridge dans les années 1980 une matière que l'on n'appelait pas encore intelligence artificielle, avant de travailler dix ans dans l'antre du diable: le milieu financier des subprimes au début des années 2000. Décrit tantôt comme un prophète de malheur, tantôt comme celui-qui-avait-annoncé-la-crise-mais-qu'on-n'a-pas-écouté, l'homme emprunte autant à Jacques Attali qu'à Frédéric Lordon ou Thomas Piketty. Dans son dernier ouvrage, il n'annonce pas moins que «l'extinction de l'espèce humaine d'ici deux ou trois générations.»

S'il utilisait les canaux politiques et idéologiques habituels, on pourrait dire que Le dernier qui s'en va éteint la lumière est un ouvrage férocement anti-capitaliste. Mais la charge est plus subtile. Et ne laisse aucune chance. À l'homme, à la Terre, à l'économie. Selon l'auteur, «il y a trois domaines dans lesquels on peut constater une totale perte de contrôle de l'humain: la crise environnementale, ce système financier au bord de l'implosion et notre incapacité à faire face à la complexité robotisation de la société». Les cavaliers de l'apocalypse opèrent désormais en trio.

Trahis par notre environnement

L'environnement, en premier lieu. «Les scientifiques et climatologues, même les plus optimistes, estiment que même si nous maintenons une hausse de 2° d'ici la fin du siècle, ce sera une vraie catastrophe. Or nous semblons plutôt nous orienter vers une hausse de 3° ou 4°. Même en considérant qu'on tienne nos engagements, ce que l'on n'a jamais réussi à faire, les catastrophes semblent inévitables, et les prochaines générations connaitront des ouragans dans l'Atlantique, El Nino pourrait s'arrêter, le niveau des mers augmentera, etc.»

«L'environnement nous trahit, car nous l'avons colonisé de façon brutale et non durable. J'ai l'habitude de dire que nous utilisons 1,6 planète par an. Pas besoin d'être très doué en maths pour voir que nous allons rapidement être confrontés à une limite». Pour certaines études, la limite pourrait être encore plus proche. L'ONG Global Footprint Network estime ainsi que si nous conservons notre rythme de consommation, nous aurons besoin de deux planètes en 2030.

Après la relative euphorie de la COP21, c'est la douche froide. «L'exemple de la COP 21 est symptomatique. Nous nous moquons des traités. Nous sommes très doués pour les faire, mais jamais pour les mettre en œuvre». Alors, comment éviter l'inévitable ? «Je ne crois pas beaucoup aux initiatives individuelles. Les "survivalistes égoïstes", qui pensent que tout ira mieux s'ils se mettent au vélo et entretiennent leur potager sont dans le déni, tranche l'anthropologue. La solution ne pourra être que collective et économique. Il faudrait investir massivement et mettre tout le monde au travail au service d'un objectif mondial».

Finance: un système au bout du rouleau

Notre système financier est incapable de gérer cette crise. Et pire, il l'aggrave. «Notre modèle économique est tel, que nous sommes obligés de faire de la croissance. Sauf que cette croissance ne tient absolument pas compte de ce que l'on appelle externalités négatives, comme par exemple la pollution ou la crise environnementale. Par-dessus le marché, nous tenons à notre État-providence, mais nous l'avons fait reposer uniquement sur cette même croissance». Pour l'auteur, seule la décroissance permettrait donc d'éviter le cataclysme environnemental.

Pour Paul Jorion, notre système s'est enfermé dans une vision court-termiste où l'économie s'est faite phagocyter par la spéculation et la recherche sans bornes de profits. «Une finance bien gérée, c'est le système sanguin de l'économie, c'est vital. Une seule de toutes les fonctions de la finance est véritablement létale, c'est la spéculation. Or le pêché originel est d'avoir fait entrer la spéculation dans l'économie en 1885. Pour filer la métaphore, la spéculation est une ponction sanguine. Fatalement, si vous ponctionnez trop, vous risquez de faire face à quelques problèmes».

«Nous avons déjà eu plus qu'un avertissement en 2008 mais nous n'en tenons absolument pas compte. Le système financier actuel espère seulement revenir à une situation identique à celle d'avant 2008, ce qui est totalement absurde». Et l'absurdité, Paul Jorion la pointe du doigt à travers ce chiffre qu'il aime répéter: «en 2012, les 1% les plus riches des États-Unis ont pris 120% des richesses». Autrement dit, non contents de rafler la totalité de la mise, les plus gourmands tapent désormais dans la caisse de l'année suivante. Là encore, difficile d'envisager qu'un tel système puisse être pérenne.

Paradoxalement, le chercheur indique que «l'écoute la plus attentive de propos comme les miens est chez ces mêmes 1%». Citant l'engagement de Bill Gates ou Warren Buffet, Paul Jorion estime «qu'il est indispensable que ces plus riches, ces décideurs, soient impliqués dans ce changement».

Par ailleurs, l'ouvrage évoque longuement la robotisation de la société et son impact social, notamment sur le travail. «Si plus personne ne travaille, alors la richesse reviendra aux prêteurs et aux dirigeants, estime Paul Jorion. Or la robotisation doit profiter à tout le monde, d'où l'idée de Taxe Sismondi, que j'avais déjà évoqué auparavant. Il s'agit de taxer les entreprises de façon que tout individu remplacé par un robot reçoive à vie une rente perçue sur la richesse créée par ce robot».

Le chercheur Paul Jorion évoque sur @franceinter la creation dune taxe Sismondi sur la productivité des #robots face aux risque de luddisme.

-- Capucine Cousin (@Capucine_Cousin) 25 mars 2016

Les robots nous poussent vers la sortie

Car c'est là le troisième point. La complexité des systèmes automatisés nous échappe. «Nous demandons de plus en plus aux robots et ordinateurs de prendre en charge des problèmes que nous avons nous-même créés. Il y a un exemple frappant, c'est la Bourse. Aujourd'hui, le nombre de tâches effectuées par les machines est effrayant, vous pouvez quasiment allumer le robot, le faire mouliner toute la journée et clôturer tranquillement le soir sans vous être occupé de rien. Le problème, c'est qu'une partie du système tenait au fait que les erreurs humaines s'annulaient entre elles. Les robots faisant moins d'erreurs, le système peut continuer sa fuite en avant sans être freiné par l'Homme».

Nous avons lancé le processus de deuil de notre propre espèce

«On ne cherche plus de la vie, mais des civilisations perdues. Trouver dans l'espace des êtres ayant besoin d'eau et d'air semble compliqué. On cherche donc des êtres ayant été un jour intelligents au point de maîtriser l'atome et s'étant éteints, laissant derrière eux des machines "intelligentes" qui leur survivront. Cette idée est l'aveu que nous avons lancé le processus de deuil de notre propre espèce».

Les progrès en robotique et en intelligence artificielle sont impressionnants, mais peut-on en déduire que les robots remplaceront les hommes? À chaque fois que l'on dit «telle activité ne peut être exercée que par un humain», un système robotisé finit par s'y mettre. On l'a vu récemment avec la victoire d'AlphaGo au jeu de Go, qu'on prédisait impossible il y a quelques années. Nous ne sommes plus liés à la loi de Moore, mais à la multiplication des systèmes cognitifs. J'avais écrit en 1989 que la dernière chose qui restera sera l'appréhension émotionnelle ou affective, je n'ai pas changé d'avis".

Pour l'anthropologue, nous ne survivrons pas «à travers» les machines comme peuvent l'imaginer Ray Kurzweil et les transhumanistes. «Les idées d'immortalité et d'infini développées par le transhumanisme sont empreintes d'un message messianique auquel je ne souscris pas du tout. Je crois aux robots, pas aux cyborgs». Cette quête d'immortalité à travers la technologie témoigne justement de notre incapacité à envisager la fin qui nous guette, estime-t-il.

Au milieu de tout ça, existe-t-il des solutions? «Il faut avant tout créer une masse critique de gens conscients. C'est ce que j'essaie de faire à travers mes livres, et ce que d'autres font également. Je crois qu'une réaction mondiale collective pourrait empêcher la catastrophe, mais en a-t-on vraiment envie?»

Et lorsqu'on lui demande comment il imagine notre monde en 2100, la réponse est sans appel. «D'ici la fin du siècle, nous constaterons une réduction massive de la population mondiale. Nous nous trouvons actuellement dans une crise proche de celle de 1914. Et je crains que notre espèce ne se serve des solutions classiques pour la résoudre. Et si nous venions à engendrer un conflit mondial, cela me parait très improbable qu'on n'utilise pas d'arme atomique». Une guerre nucléaire avant la fin du siècle, donc. Voilà qui manquait certainement au joyeux tableau.

À la lumière de cette interview, on comprend mieux le sous-titre de son ouvrage: «Essai sur l'extinction de l'humanité».

Photographie de couverture: Quentin Caffier

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