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Trois ans après le tsunami, le vent du non changement

Mon sentiment est que cette culture dont l'existence a été basée sur le manque de certitudes, l'impermanence, la prudence face à tout ce qui est inconnu, l'est encore plus que jamais aujourd'hui. Le gouvernement impose de nouvelles taxes, les meilleurs lanceurs (en base-ball) partent pour l'Amérique, la population vieillit de manière inquiétante, et cette semaine, en conduisant autour des collines entourant les grattes-ciel de Kyoto, j'ai vu des panneaux me mettant en garde contre les ours.
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Pico Iyer est l'auteur de "The Man Within My Head" ("L'homme à l'intérieur de ma tête") et "The Open Road: The Global Journey of the 14th Dalai Lama" (Route ouverte: le voyage à travers le monde du 14e Dalai Lama")

Il y a trois ans jour pour jour, je suis parti de ma maison au Japon pour rendre visite à ma mère en Californie. À peine quelques heures après mon arrivée à Santa Barbara, j'ai entendu qu'un séisme de magnitude 9.0 avait frappé mon pays d'adoption depuis 24 ans -l'appartement dans lequel mon fils et sa famille vivent à Tokyo s'était soudainement penché-, suivi d'un tsunami dévastateur. D'autres informations ont continué d'arriver au cours des heures et jours suivants, faisant état de fusions nucléaires dans la région, et des magazines et stations de radio de Bangalore à Toronto ont essayé de me contacter, moi l'un des rares écrivains occidentaux non affiliés ayant vécu au Japon auquel ils ont pu penser. À chaque fois, j'ai répondu que je ne pouvais ni dire ni écrire quoi que ce soit parce que je me sentais vraiment coupable d'être loin de ma famille et de mon quartier au moment où ils avaient le plus besoin d'aide.

Peu de temps après mon retour au Japon, je suis allé passer du temps dans la zone avoisinant le réacteur nucléaire à Fukushima, à regarder des employés grisâtres de la centrale laver leurs vêtements dans une laverie publique, à marcher avec l'un d'entre eux, qui a accepté de me parler à condition que personne d'autre ne nous voie, jusqu'à un autel entouré de tombeaux anciens. Deux semaines plus tard, je me suis rendu dans un village de pêcheurs réduit à néant par le tsunami afin de voir le Dalaï-Lama essayer d'apporter un peu de consolation à des orphelins et des survivants au milieu des pierres tombales. Tout le long de routes d'habitude impeccables se trouvaient de grands morceaux de débris, de taille d'une moitié de pâté de maisons, des voitures sur le toit, des poteaux télégraphiques dans des angles bizarres. Mon territoire ordonné, fiable avait été transformé en île du Pacifique Sud après un ouragan.

Aujourd'hui, au même jour de l'année -l'anniversaire de mon défunt père- je me prépare à prendre à nouveau un vol pour la Californie. Les étrangers tout autour de moi dans les restaurants hippies de Kyoto disent qu'ils ne mangent plus de poisson, parce que l'état des radiations est très mauvais; les jeunes japonais les plus anticonformistes ont fui leurs capitales pour les équivalents locaux d'Hawaii ou du Montana. L'expert en radiations avec qui je me suis rendu à Fukushima a admis que ses déclarations selon lesquelles les horreurs attendues étaient exagérées -résultat de la panique ou de la mauvaise compréhension- n'ont jusqu'à maintenant pas été confirmées.

Mon sentiment est que cette culture dont l'existence a été basée, depuis son existence, sur le manque de certitudes, l'impermanence, la prudence face à tout ce qui est inconnu, l'est encore plus que jamais aujourd'hui. Le gouvernement impose de nouvelles taxes, les meilleurs lanceurs (en base-ball) partent pour l'Amérique, la population vieillit de manière inquiétante, et cette semaine, en conduisant autour des collines entourant les grattes-ciel de Kyoto, j'ai vu des panneaux me mettant en garde contre les ours.

Pendant ce temps, un prêtre de la région de Fukushima travaille à exorciser les esprits noirs. Ma femme japonaise, lorsque nous passons près d'un joli autel, se raidit parce que -dit-elle- des rituels de magie noire sont effectués à cet endroit à minuit, avec des sacrifices humains. Occidentalisée, vendeuse de vêtements Metallica venus d'Angleterre, elle place néanmoins tous les jours de l'eau fraîche devant le petit autel fait main qu'elle a installé près d'un radiocassette chez nous, et médite pendant de longues minutes, priant des dieux qu'elle peut à peine nommer.

Le Bouddhisme, qui est une fondation presque invisible du Japon, enseigne que la première loi de l'existence humaine est la souffrance; l'un de ses enseignants modernes, parmi les plus sages, lorsqu'il s'est vu demander le sens de la vie, a simplement répondu: "Tout passe." Le Dalaï-Lama, sur son chemin vers Kyoto le mois prochain, ne dira rien des lumières, des miracles, du Nirvana ou des pouvoirs magiques; il parlera simplement de réalisme, et de la nécessité d'étudier le fonctionnement de toute chose avec une précision inébranlable, impartiale, empirique. Lorsqu'il est venu il y a 15 mois -son dernier livre, "Beyond religion" ("Au-delà de la religion") l'avait déjà évoqué- il a dit à un large public de ne pas écouter des gens comme lui, en robes, mais plutôt les scientifiques, qui observent un système plus universel, œcuménique et exact de la donnée et de la relation de cause à effet, transcendant autant les différences idéologiques ou religieuses que la loi de la gravité.

Le Japon est toujours -et sera encore longtemps- un pays de fantômes et de dieux, c'est pourquoi le pays reste toujours si éloigné du reste du monde dans autant de domaines (souvent coûteux), malgré sa surface mondialisée et mélangée. Le fantasme est partout, mais ça ne veut pas dire que le réalisme est moins présent -et renonce face à ce qui est placé au-delà de l'entendement. Par deux fois cette semaine, je me suis rendu à un temple près de chez moi et regardé onze prêtres, ayant fait vœu de silence pour la saison, courir à travers la terrasse d'un vieux bâtiment en bois, en brandissant d'énormes torches (comme ils le font depuis l'année 752), et répandant des nuées de cendres autour du dévot placé en dessous, comme pour tester les limites de la foi en jouant avec le feu.

Ma famille et mes voisins, ainsi que ma petite-fille ici, savent qu'un tsunami peut frapper à nouveau à tout moment. Ou pas. Personne n'a oublié les souffrances d'il y a trois ans. Mais alors que tant de gens parlent du désastre avec des "si" et des "mais" (une radiation que très peu d'entre nous comprennent ), la plupart de mes amis au Japon semblent bien plus insensibles. Tout est incertain, et aucun d'entre nous ne vivra longtemps: cette facette n'a pas changé du tout il y a trois ans.

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