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Surprises stratégiques: les leçons des échecs de la CIA

La surprise stratégique correspond à la réalisation soudaine que l'on a agi sur la base d'une estimation erronée des risques. Cette erreur se traduit par l'incapacité d'anticiper une menace grave qui pèse sur les intérêts vitaux de l'Etat ou d'une organisation.
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Créée en 1947 avec la mission explicite d'empêcher un nouveau Pearl Harbor - surprise stratégique par excellence - la CIA a failli dans cette mission en au moins quatre occasions majeures : lors de crise des missiles à Cuba en 1962, lors de la révolution iranienne, lors de l'effondrement de l'URSS et le 11 septembre 2001. Comment est-ce possible malgré les moyens considérables dont elle dispose?

Tant les attaques du 11 septembre et le printemps arabe que les crises, parfois fatales, auxquelles des groupes comme Kodak ou Nokia ont dû faire face illustrent les difficultés persistantes des organisations à anticiper les grandes ruptures de leur environnement. Malgré cela, les surprises stratégiques restent mal expliquées. Dans cette recherche, nous nous sommes penchés sur le cas emblématique de la CIA.

Ce billet a été publié dans le cadre de l'opération Têtes Chercheuses, une initiative du HuffPost France qui permet à des étudiants ou chercheurs de grandes écoles, d'universités ou de centres de recherche partenaires de promouvoir des projets innovants en les rendant accessibles, et ainsi participer au débat public.

La surprise stratégique : qu'est-ce que c'est ?

La surprise stratégique correspond à la réalisation soudaine que l'on a agi sur la base d'une estimation erronée des risques. Cette erreur se traduit par l'incapacité d'anticiper une menace grave qui pèse sur les intérêts vitaux de l'Etat ou d'une organisation. Trois explications aux surprises sont généralement avancées :

  • La première est celle de dysfonctionnements de l'organisation bureaucratique gouvernementale, qui se traduit par un cloisonnement entre les services, leurs relations difficiles, la culture du secret.
  • La seconde porte sur les dimensions psychologiques de la décision, et met en avant les biais individuels ou collectifs qui interviennent dans l'analyse.
  • La troisième est celle des "signaux faibles" selon laquelle la surprise provient de l'incapacité de distinguer entre la bonne et la mauvaise information.

Ces explications présentent cependant des limites. Si le problème est bureaucratique ou organisationnel, pourquoi n'a-t-il pas été possible de concevoir une forme organisationnelle optimale au cours du temps ? Si l'on en juge par les nombreuses réformes, par exemple du renseignement américain ou israélien, ce n'est pas faute d'avoir essayé.

Si le problème est lié aux biais, cela n'explique pas pourquoi ce sont telles et telles surprises qui surviennent et non d'autres. Si le problème porte sur la détection de signaux faibles, comment extraire les informations et les trier ? Dans son étude pionnière sur l'attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941, Roberta Wohlstetter a ainsi montré que les informations sur la flotte japonaise ne manquaient aucunement. Le problème était que les analystes américains ne croyaient pas du tout à une telle attaque.

Le point commun à toutes ces approches est qu'elles se situent dans une épistémologie positiviste, inspirée des sciences naturelles, comme la physique ou la biologie. Or le renseignement traite de faits sociaux, et l'observateur fait entièrement partie du "problème".

La CIA, un cas d'école révélateur

Sur la base de cette observation, nous avons procédé à un examen détaillé de l'identité et de la culture analytique de la CIA et analysé la relation qui se crée entre l'identité et la culture et les quatre surprises stratégiques évoquées plus haut. Dans chaque cas, nous avons cherché à identifier un Cassandre, un acteur qui a anticipé la surprise sans la qualifier de fortuite ou de statistiquement inévitable, mais qui a été ignoré.

Notre recherche montre que ces mécanismes renforcent certaines des caractéristiques les plus fondamentales et persistantes de l'identité de la CIA :

  • Un corps homogène d'analystes qui empêche une diversité d'hypothèses d'être considérée (dû à un recrutement limité aux grandes universités américaines);
  • Une attitude scientiste, qui privilégie une approche purement analytique et détachée de la réalité sociale (miser sur la technologie et la surveillance plutôt que sur l'infiltration et l'immersion, ce qui rend la compréhension de mouvements sociaux impossible) ;
  • Une préférence pour l'information secrète qui conditionne aussi bien la sélection des priorités que la nature de l'information recherchée (tout ce qui n'est secret n'est pas digne d'intérêt) ;
  • Une primauté du consensus qui fait que toute analyse est le résultat d'un compromis en faveur d'une analyse politiquement acceptable par toutes les parties prenantes (ce qui élimine les approches innovantes).

L'identité de l'analyste filtre les informations qui soutiennent ou remettent en question les croyances et les hypothèses utilisées pour évaluer les faits sociaux. Nous avons observé son impact dans quatre cas de surprises stratégiques, et sur les principales tâches qui constituent l'activité de la CIA. Elle a un impact important sur le jugement de l'analyste. Par exemple, le fait que Ben Laden s'adresse au monde depuis une cave est une source de mépris pour un Occidental qui associera son image à celle d'un homme préhistorique, tandis que les musulmans ne manqueront pas de noter que Mahomet a trouvé refuge dans une cave et que c'est encore dans une cave qu'il a reçu la révélation du Coran. La symbolique fonctionne en sens inverse selon l'identité de l'observateur. Elle corrompt donc l'analyse, et par conséquent la perception des menaces potentielles.

Ainsi, une compréhension des surprises stratégiques fondée sur l'identité de l'organisation est un préalable à l'utilisation d'autres explications - psychologiques, organisationnelles, signaux faibles entre autres - parce que l'identité et la culture établissent les conditions dans lesquelles ces dernières opèrent.

Où étaient les Cassandre ?

À chacune de ces surprises correspondent un ou plusieurs individus qui ont anticipé, à des degrés divers, la marche des événements. L'existence de ces "Cassandre" réfute l'idée que ces événements, que la CIA n'a pas su anticiper, n'étaient pas imaginables. Simplement, l'identité et la culture de la CIA ont empêché que leurs points de vue soient acceptés.

Au-delà du cas de la CIA, ce que cette recherche montre est que l'identité et la culture d'une organisation influencent profondément la manière dont celle-ci génère et écarte des hypothèses, collecte l'information et en évalue l'importance, l'analyse et tire les conclusions fondées sur cette analyse. C'est tout particulièrement vrai pour ce qui concerne les hypothèses, souvent implicites, qui guident le travail analytique de l'organisation. Ainsi, l'attaque de Pearl Harbor a réussi non pas en raison d'un manque de données - les américains possédaient les codes de la marine impériale japonaise - mais parce que l'armée américaine considérait une telle attaque comme impossible. À l'heure où nombre d'entreprises misent sur le "big data" pour maîtriser leur environnement, cette recherche montre deux choses : d'une part, que sans hypothèses, les données ne servent à rien, et d'autre part, que ces hypothèses sont le reflet de l'identité et de la culture de l'organisation.

La perception de son environnement par une organisation est donc filtrée par son identité et sa culture. Ainsi, lorsqu'elles s'interrogent sur le risque de surprise stratégique, les organisations, quelle que soit leur nature, devront s'intéresser plus à leur identité et à leur culture qu'à leurs outils analytiques.

Pour aller plus loin:voir l'article de recherche

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