Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Le roman français ouvertement raciste qui inspire Steve Bannon

Steve Bannon, le bras droit du président des États-Unis, veut combattre ce qu'il appelle «cette invasion musulmane», un projet que Donald Trump soutient avec enthousiasme.
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.

Steve Bannon, le conseiller en stratégie de Donald Trump, celui qui a inspiré le décret controversé interdisant l'entrée sur le territoire américain de voyageurs en provenance de sept pays à majorité musulmane, recourt à une métaphore particulière pour décrire la plus grande crise migratoire de notre histoire.

«L'Europe centrale et de l'Est a quasiment subi une invasion du type Camp des saints», affirmait-il en octobre 2015. De même, en janvier 2016: «Le problème de l'Europe, c'est l'immigration. C'est aujourd'hui un problème mondial, un Camp des saints généralisé.» Puis, quelques jours plus tard: «Ce n'est pas un mouvement migratoire: c'est une véritable invasion. J'appelle ça Le Camp des saints.» Et, en avril: «Quand on a commencé à en parler il y a environ un an, on a appelé ça Le Camp des saints. Nous sommes en plein dedans, vous ne trouvez pas?»

La série de mesures contre les immigrés de Steve Bannon a suscité un tollé. Les sujets anti-immigrés et anti-musulmans étaient déjà le fonds de commerce du site d'extrême-droite Breitbart News dont il était le président exécutif, site qu'il qualifiait de «plateforme de la droite alternative (alt-right)», le mouvement en ligne des nationalistes blancs. Mais les références répétées du principal conseiller de Donald Trump au Camp des saints, un obscur roman de l'écrivain français Jean Raspail, publié en 1973 (chez Robert Laffont, NdT) jette une lumière crue sur sa vision du monde.

Cet ouvrage culte de l'extrême droite (y compris pour Marine Le Pen, NdT) n'a cependant jamais conquis un large public. Et pour cause: c'est un livre ouvertement raciste.

«Ce livre est raciste au sens littéral du terme: c'est leur race qui définit avant tout les personnages», explique Cécile Alduy, professeur de français à l'université Stanford et spécialiste de l'extrême droite française actuelle. «Il décrit l'invasion de l'Europe par des vagues d'immigrés débarquant sur les côtes comme la peste. Le fil rouge de ce livre, c'est un combat à mort entre les races.»

«L'éditeur nous présente Le Camp des saints comme un événement majeur, ce qu'il est probablement, comme Mein Kampf l'a été en son temps.»

Lors de sa publication aux États-Unis, en 1975, le magazine littéraire Kirkus Reviews ne mâchait pas ses mots: «L'éditeur nous présente Le Camp des saints comme un événement majeur, ce qu'il est probablement, comme Mein Kampf l'a été en son temps.»

Linda Chavez, politologue qui a travaillé pour des présidents républicains, de Ronald Reagan à George W. Bush, mais s'est opposée à l'élection de Donald Trump, avait également critiqué le livre à la sa sortie. Quarante ans plus tard, elle n'a rien oublié.

«Ce livre est horriblement raciste», nous dit-elle. «Que le principal conseiller du président des États-Unis en ait fait une de ses bibles en dit long sur son état d'esprit.»

«Un roman glaçant sur la fin de la civilisation blanche», indique la couverture de cette traduction du Camp des saints.

L'intrigue du Camp des saints s'attache à un misérable démagogue indien, qualifié de coprophage» parce qu'il se nourrit littéralement de merde, et au gamin difforme et extralucide qu'il porte sur ses épaules. Les deux personnages sont à la tête d'une «armada» de 800 000 Indiens miséreux qui voguent vers la France. Des responsables politiques européens hésitants, des bureaucrates et des chefs religieux, dont un pape latino-américain progressiste, débattent de savoir s'il convient de laisser les navires accoster et d'accueillir les Indiens, ou de faire le nécessaire (selon le livre), autrement dit, les massacrer.

Les non-Blancs de la planète, eux, attendent en silence l'accostage des Indiens, leur débarquement donnant le signal d'un soulèvement général et du renversement de la civilisation blanche occidentale.

Quand l'État français finit par donner l'ordre de repousser l'armada, les armées ont perdu la volonté de combattre. Les troupes se battent entre elles tandis que les Indiens se déversent sur les côtes, écrasant les gauchistes venus à leur rencontre. Les populations pauvres - noires et basanées - renversent la civilisation occidentale. Les Chinois envahissent la Russie. La reine d'Angleterre est contrainte de donner son fils en mariage à une Pakistanaise. Le maire de New York doit héberger une famille afro-américaine dans sa résidence officielle. Les «rebelles» de Jean Raspail, défenseurs de la suprématie blanche chrétienne, tentent de défendre leur civilisation avec l'énergie du désespoir, mais ils sont balayés.

Le professeur Calguès, alter ego transparent de l'écrivain, prend les armes contre les migrants et leurs partisans blancs, qualifiés de «cocufiés culturels». Quelques instants avant de tuer un hippie, il se compare aux défenseurs héroïques, voire mythiques, de la Chrétienté. Il fait écho aux grandes batailles qui nourrissent l'épopée du choc des civilisations (défense de Rhodes contre l'empire Ottoman, chute de Constantinople) et glorifie les guerres coloniales ainsi que la création du Ku Klux Klan.

Dans ce livre, seuls les Européens blancs, à l'instar de l'auteur, ont figure humaine. La flotte indienne transporte des «milliers de malheureux» dont les bras, «maigres branches noires et brunes (...), les bras décharnés de Gandhi» inspirent le dégoût. Ces enfants miséreux à la peau sombre sont des «fruits gâtés, moisis dans leur face cachée ou rongés de l'intérieur par les vers.» (Les citations sont reprises de l'édition 2011 parue chez Robert Laffont, NdT)

Les voyageurs sont aussi des obsédés sexuels dont la traversée a été une orgie monstrueuse: «Sur les corps, entre les seins, les fesses, les cuisses, les lèvres, les doigts, coulaient des ruisseaux de sperme.»

Le monde blanc et chrétien est au bord de la destruction, annonce le roman, parce que ces Noirs et ces basanés sont plus nombreux, tandis que l'Occident a perdu la foi indispensable dans sa supériorité culturelle et raciale. Avant de le tuer, Calguès explique au jeune hippie pourquoi la jeunesse s'est fourvoyée: «Ce mépris d'un peuple pour les autres races, la certitude que la sienne est la meilleure, la joie triomphante d'appartenir à la crème de l'humanité... Rien de tout cela n'avait jamais pénétré les cervelles vides de notre jeunesse.»

Le Camp des saints, qui doit son titre à un verset de l'Apocalypse (20:9), n'est rien moins qu'un appel aux armes de l'Occident blanc et chrétien, afin de réveiller l'esprit des Croisades et de s'endurcir dans la perspective d'un conflit sanglant contre un monde de miséreux noirs et basanés, et contre les traîtres en notre sein. La dernière phrase relie les humiliations du passé à la parabole macabre du roman sur l'immigration contemporaine: «La chute de Constantinople est un malheur personnel qui nous est arrivé la semaine dernière», conclut le narrateur anonyme de Jean Raspail.

Jean Raspail a rédigé Le Camp des saints entre 1972 et 1973, après un séjour chez une tante de sa femme, près de Saint-Raphaël. En contemplant la Méditerranée, il a eu une révélation, confiait-il au Point en 2015: «Et s'ils arrivent? Ce 'ils' n'était d'abord pas défini. Et puis j'ai imaginé que le tiers-monde se précipiterait dans ce pays bénit qu'est la France.»

Son roman a connu plusieurs éditions aux États-Unis, soutenu chaque fois par des mouvements hostiles à l'immigration.

Scribner a été le premier éditeur américain à le faire traduire en anglais, en 1975. Très mal accueilli par la critique, le livre n'a pas eu de succès. La National Review a été un des rares médias positifs: «Jean Raspail amène le lecteur à la conclusion surprenante que le massacre d'un million de réfugiés affamés en provenance d'Inde serait un acte suprême de lucidité individuelle et de santé culturelle», écrivait Jeffrey Hart, à l'époque professeur à l'université de Darmouth. «Jean Raspail est au génocide ce que l'écrivain britannique D. H. Lawrence était au sexe.» Le critique déplorait que l'on fasse "tout un plat du soi-disant racisme de Jean Raspail». Or «l'anathème automatique de la gauche contre le racisme est, de fait, une attaque venimeuse contre la préférence occidentale».

L'ouvrage a connu une deuxième vie en 1983 lorsque Cordelia Scaife May, héritière de la fortune Mellon et sœur du philanthrope d'extrême droite Richard Mellon Scaife, a financé sa réédition et sa distribution. Dès lors, c'est devenu la bible des adversaires de l'immigration.

Cordelia May a également financé, à hauteur de dizaines de millions de dollars, des associations militant pour les quotas migratoires (comme la Federation of American Immigration Reform, le Center for Immigration Studies, NumbersUSA et U.S English) fondées par John Tanton, un ex-écologiste favorable aux régulations des naissances, devenu le parrain du mouvement anti-immigration.

En 1987, Linda Chavez a été recrutée à la tête de U.S. English, une association qui plaide pour la reconnaissance au niveau fédéral de l'anglais comme langue officielle des États-Unis. Mais une série d'articles gênants a donné une tonalité raciste aux motivations de John Tanton. Entre autres problèmes, Linda Chavez a découvert que l'association était financée par le Pioneer Fund, un fonds en faveur de l'eugénisme, et par Cordelia May dont elle savait qu'elle avait favorisé la publication du Camp des saints, livre qu'elle avait également vu dans les mains des employés de John Tanton. Elle a quitté le groupe.

Tout en assurant que son hostilité envers l'immigration n'a absolument rien de raciste, John Tanton a déclaré au Washington Post en 2006 qu'il a commencé à «se pencher sur la question» après avoir lu Le Camp des saints. En 1995, sa petite maison d'édition, Social Contract Press, a réédité le livre pour la troisième fois, toujours avec le soutien financier de Cordelia May. Dans le mensuel The Atlantic, les historiens Paul Kennedy et Matt Connelly expliquaient alors cette republication par l'inquiétude suscitée par les tendances démographiques mondiales.

«Au fil des ans, les Américains ont été abreuvés de livres, articles, poèmes et films exaltant l'immigration», écrivait John Tanton en 1994. «Les sentiments suscités par Ellis Island et la Statue de la Liberté peuvent facilement éclipser le fait que nous recevons désormais beaucoup trop d'immigrés (et trop rapidement) pour la santé de notre environnement et de notre culture commune. Jean Raspail évoque d'autres sentiments, ce qui pourrait nous aider à préparer un changement de politique en la matière.»

Réédité une nouvelle fois en 2001, toujours par John Tanton, l'ouvrage a fait de nouveaux adeptes chez les adversaires de l'immigration, à l'instar des Minutemen, ces milices qui patrouillent la frontière avec le Mexique, puis l'alt-right sur Internet.

Au cours des trois dernières années, Breitbart, le média «alt-right» de Steve Bannon, a publié de nombreux articles renvoyant au Camp des saints. Lorsqu'en septembre 2015 le pape François a appelé le Congrès à ouvrir les bras aux réfugiés, Julia Hahn, journaliste à Breitbart(elle a depuis rejoint Steve Bannon à la Maison-Blanche), l'a comparé au souverain pontife progressif et latino-américain de Jean Raspail. La thèse du roman selon laquelle l'immigration est une invasion qui ne dit pas son nom est fréquemment reprise par le conseiller dans ses interventions publiques.

La crise des réfugiés «n'est pas un hasard», déclarait-il en avril 2016 au micro de Sebastian Gorka, qui travaille aujourd'hui au Conseil de sécurité nationale. «Ce ne sont pas des réfugiés politiques. Il s'agit de quelque chose de beaucoup plus insidieux.»

Steve Bannon a également repris la théorie du roman selon laquelle les progressistes sécularisés, favorables à l'immigration et à la diversité, affaiblissent l'Occident. «Croyez-vous que les élites de ce pays aient suffisamment de courage et de foi dans les principes de l'Occident judéo-chrétien pour remporter cette guerre?» demandait-il en juin 2016 au sénateur Jeff Sessions, l'actuel ministre de la Justice. Et celui-ci de répondre: «Je m'inquiète de l'érosion régulière des valeurs américaines indispensables à notre succès.»

Comme Jean Raspail, Steve Bannon se gargarise des victoires passées de la Chrétienté contre les armées islamiques.

«Si l'on étudie la longue lutte de l'Occident judéo-chrétien contre l'islam, je crois que nos prédécesseurs ont tenu bon et ils ont bien fait», déclarait-il dans un discours retransmis lors d'une conférence au Vatican en 2014. «Ils ont tenu l'islam à distance, que ce soit à Vienne [lors du siège de 1683], Poitiers [en 732] ou ailleurs. (...) Ils ont réussi à le repousser, à le vaincre et à nous léguer une religion et une civilisation qui sont la fleur de l'humanité.»

Le bras droit du président des États-Unis veut combattre ce qu'il appelle «cette invasion musulmane», un projet que Donald Trump soutient avec enthousiasme. Pendant la campagne, il a demandé l'interdiction d'entrée sur le territoire de tous les musulmans. Son décret du 28 janvier, bloqué depuis par la Justice, était la concrétisation de cette promesse électorale.

Le président continue de faire de ce décret une question de vie ou de mort pour la sécurité nationale. «Nous ne pouvons permettre la création d'une tête de pont du terrorisme dans le pays», affirmait-il lors de son premier discours au Congrès, mardi dernier.

Cinq jours plutôt, il qualifiait sa politique migratoire «d'opération militaire». Bien que le département de la Sécurité intérieure ait minimisé cette déclaration, le rapprochement fait par le Président entre l'immigration et la guerre n'est pas passé inaperçu.

«Ils voient ça comme une guerre», affirme Linda Chavez.

Tout en soutenant certaines réformes économiques de Donald Trump, elle qualifie l'orientation prise par la Maison-Blanche en matière de politique migratoire et raciale d'«extrêmement dangereuse». Pour elle, les initiatives du président «sont une manière de purger l'Amérique de tout ce qui n'est pas nord-européen». Steve Bannon «veut rendre sa blancheur à l'Amérique», conclut-elle.

Cet article, publié à l'origine sur le Huffington Post américain, a été traduit par Julie Flanère pour Fast for Word.

VOIR AUSSI SUR LE HUFFPOST

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.