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J'avais 9 ans le matin du 7 décembre 1989, au lendemain de la tragédie de Polytechnique. La télé diffusait en boucle des images du drame. Mon drame à moi, dans ma tête de ti-cul de neuf ans, se jouait dans la cuisine.
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J'avais 9 ans le matin du 7 décembre 1989, au lendemain de la tragédie de Polytechnique. La télé diffusait en boucle des images du drame. Les victimes sorties sur des civières. Les reporters dépassés par les événements. Et cette neige qui tombait doucement en gros flocons, comme si le monde tournait encore rond.

Mon drame à moi, dans ma tête de ti-cul de neuf ans, se jouait dans la cuisine. Ma mère, penchée sur la planche à repasser, une pile de vêtements à ses côtés, semblait bouleversée.

Bien entendu, il y avait la mort tragique de ces 14 jeunes femmes. Des étudiantes fauchées par la jalousie et le mal-être d'un homme mésadapté et profondément malheureux. Si sa vie était un échec, c'était en raison du succès de ces jeunes femmes. Pauvre type.

Mais il y avait plus. Ma mère semblait blessée dans sa chair. Atteinte personnellement. À l'époque, je croyais qu'il s'agissait uniquement d'empathie pour les parents des victimes.

Ma mère n'est plus avec nous, mais j'aurais aimé lui dire qu'aujourd'hui j'ai compris.

Je sais maintenant que, ce jour-là, elle a vu ses certitudes s'écrouler. Toute une vie ponctuée d'avancées importantes pour les femmes et le compteur venait d'être remis à zéro.

Ce jour-là, les femmes avaient légitimement le droit de ne plus se sentir en sécurité. Notre paix d'esprit tient à peu de choses, aux repères que nous possédons sur notre société. Ces repères venaient de voler en éclats sous les balles de Marc Lépine.

L'année avait pourtant bien commencé. L'été précédent, Chantal Daigle avait obtenu de la Cour suprême le droit de se faire avorter, malgré l'opposition d'un conjoint violent. L'histoire avait fait la une des journaux et déclenché une vaste conversation nationale.

Quelques mois plus tard, cette belle victoire pour le droit des femmes était assombrie dans une nuit trop douce pour le drame qui s'y jouait.

L'histoire n'est pas linéaire, les combats ne sont jamais gagnés. Les gains sont acquis de chaude lutte et leur survie est toujours précaire. L'anniversaire de Polytechnique nous le rappelle cruellement chaque année.

25 ans plus tard, les victoires sont modestes, mais incontestables. Ma mère ne s'appellerait plus Madame Alain Bellerose dans les communications gouvernementales.

Une femme a été élue première ministre du Québec et nos jeunes étudiantes illustrent chaque jour la bêtise de nos ancêtres qui ont voulu les confiner aux tâches ménagères.

Mais les femmes subissent toujours les assauts de certains hommes. Sans coup d'éclat, dans l'anonymat du privé, une femme sur trois sera agressée sexuellement. Elle en sortira blessée, humiliée.

À elle aussi, sa paix d'esprit aura été violée. Son monde sera à refaire.

Pour elle, la lutte devra reprendre. Mais cette fois individuellement. Sans commémoration annuelle, ni hommages.

Une sur trois. Le chiffre était connu. Mais les dénonciations de l'automne ont mis des visages, des histoires, des images, sur cette statistique austère et impersonnelle.

Et pour toutes les dénonciations publiques, combien de confidences murmurées? «Moi aussi.»

Chaque fois, c'est un petit 7 décembre.

Geneviève Bergeron

Les victimes de l'École Polytechnique - 1989

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