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Émettre des monnaies morales ou moraliser l'émission de monnaie?

Faut-il que la monnaie soit disciplinée, de sorte qu'elle ne puisse plus jamais véhiculer de crise économique?
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Faut-il rendre la monnaie aux citoyens ou à ses utilisateurs? Faut-il que la monnaie soit disciplinée ou «bridée», de sorte qu'elle ne puisse plus jamais véhiculer les crises économiques?

Lorsque les théoriciens de l'économie libérale posèrent les fondements de l'économie moderne, ils s'attachèrent à l'économie dite réelle. Non pas parce qu'ils voulaient clairement la démarquer d'une économie bancaire ou monétaire, mais parce qu'ils ne pensaient pas que dans les processus de création de richesse, la monnaie puisse jouer un rôle.

Ils n'écartaient pas l'idée qu'elle ait une utilité. Celle-ci était seconde en quelque sorte. D'où la fameuse image du «voile». La monnaie est nécessaire pour assurer l'échange. Voilà sa véritable utilité. Elle peut être une unité de compte à ce titre seulement. Elle est un moyen de conserver la valeur lorsque les revenus sont supérieurs à la consommation et que se constitue une épargne. Ces propos, reconnaissons-le, sonnent curieusement archaïques. Plus personne ne croit que la monnaie ne joue pas de rôle dans les économies, même si ce rôle paraît excessivement important et s'il conviendrait de le limiter.

Comment s'y prendre? Deux types de propositions se présentent sur le marché des idées et, très concrètement, sur le marché bancaire et financier: les unes sont classiques et conduisent à contraindre les producteurs traditionnels de monnaie que sont les banques, en leur imposant des règles d'émission variant selon la nature de leurs activités. Les autres sont idéologiques, au sens où elles s'appuient sur une conception morale, ou même religieuse, de la monnaie.

La monnaie, produit régulé des banques

Puisque les banques sont mauvaises, on ne peut donc pas leur faire confiance pour produire la monnaie et surtout la bonne monnaie.

Mais d'abord, qu'est-ce que produire de la bonne monnaie dans l'univers bancaire, c'est-à-dire dans un univers où on ne «mine» pas ni dans les galeries obscures d'une mine d'or, ni dans les replis électroniques du cerveau d'un processeur d'ordinateur en réseau?

On dira de façon expéditive que c'est le fait pour les banques de produire des crédits à l'économie en ne retenant dans leur raisonnement d'octroi de crédit que des critères «réellement» positifs. C'est ainsi que les crédits à la construction d'usines, à l'achat d'équipements, à la recherche et au développement, seront gratifiés d'une bonne opinion.

Généralisons: le fait pour un ensemble de banques de s'employer à des opérations de prêts de ce type va se traduire, comme on le sait, par des dépôts dans le système bancaire, donc de la monnaie. Cette monnaie sera dite «bonne», puisqu'elle a été produite à l'occasion d'opérations utiles à l'économie. Elle a d'autant plus de valeur qu'elle en a créé. Les pouvoirs publics seront donc enclins à faciliter la fabrication de cette bonne monnaie.

Par opposition, ils seront enclins à contrôler sévèrement les autres activités des banques qui aboutissent à la création d'une «monnaie financière». Les régulations qui sont progressivement mises en place pour encadrer les activités des banques d'investissement conduisent à tracer une frontière entre deux activités monétaires. Le curseur en est l'obligation de couverture des opérations de crédit relatives aux activités «réelles» par opposition à celles qui sont relatives aux activités «financières».

Contraindre les banques à appuyer leurs activités de crédit sur la détention de fonds propres, c'est-à-dire durcir les conditions de rentabilité des opérations de crédit, est un moyen parmi d'autres (quotas, ratios, obligations réglementaires) pour pousser les banques à être très sélectives ou, en cas d'assouplissement, à l'être moins. La mauvaise qualité de la monnaie «financière» est contrebalancée par les fonds propres qu'il faut afficher. Dans l'autre sens, la monnaie issue des crédits à l'économie réelle sera présumée bonne et subira moins d'obligations en fonds propres.

C'est ainsi que deux monnaies sont ainsi légitimées et distinguées selon un label moral!

D'autres méthodes sont possibles pour rendre son «âme» à la monnaie.

La monnaie, soumise aux impératifs moraux

«L'argent ne fait pas de petits». On a tout dit, ou presque, au moyen de cette formule dont on attribue la paternité à Aristote. Autoriser le prêt à intérêt est la fin d'un débat sur près de deux millénaires et qui s'est achevé avec la Réforme protestante. À cette occasion, le temps est devenu «de l'argent».

Ce serait donc du passé que cette idée aristotélicienne? Si les catholiques ont abandonné leurs convictions, pour les musulmans la formule est toujours vivace: le prêt à intérêt n'est pas charia compatible. Est-ce à dire que la vie économique, celle qu'on a qualifiée plus haut de «réelle» se verra privée des bienfaits de toute activité de crédit.

La réponse est négative: la finance islamique est là pour y parer. Tout en imposant fermement que personne, ni le déposant, ni le banquier, ne peuvent recevoir d'intérêts sur l'argent déposé ou prêté, quelle que soit la durée du placement ou son objet, la finance islamique remet le temps à sa place. La notion de location s'y substitue. Ainsi la monnaie produite sera-t-elle irréprochable.

Autre moyen de rendre à la monnaie la moralité qu'elle a perdue: empêcher toute accumulation de capital résultant de l'application de la règle de l'anatocisme, celle-là même qui fut anathémisée par Aristote.

L'anatocisme est la technique selon laquelle l'argent prêté donne des intérêts qui, s'ils ne sont pas payés, se transforment en capital et viennent accroître la base de calcul... des intérêts. Et ainsi de suite. Cette règle est d'autant plus redoutable que les intérêts sont élevés et payables selon des périodicités très rapprochées.

Comment éviter cette dérive d'autant plus condamnable pour ses accusateurs qu'elle frappe le pauvre, le démuni et le nécessiteux, et le conduit directement à l'aliénation de son indépendance? Autrefois, le débiteur écrasé sous le poids de sa dette tombait en esclavage.

L'invention de la monnaie «fondante» vient rompre ce cycle infernal! Les détenteurs de réserves monétaires ne peuvent pas s'enrichir en les prêtant soit aux banques, soit aux autres agents de l'économie, car la durée de détention d'un actif monétaire se traduit par une déperdition de sa valeur! En somme, plus longtemps on détient un actif monétaire et moins il a de la valeur. Tout l'inverse du mécanisme de l'anatocisme. La monnaie ne peut pas être thésaurisée, ni prêtée, puisqu'il en coûte à son propriétaire. Plutôt que de la stocker, il a intérêt à la dépenser le plus vite possible.

Si plusieurs monnaies alternatives ou complémentaires dites «fondantes» ont vu le jour suivant des méthodologies variables et avec des horizons de temps différents, la formule est encore confidentielle.

On pourrait penser que cette dévalorisation de la monnaie n'est que le produit d'esprit originaux, mais peu pratiques. Ce serait alors oublier que pendant un certain temps, quelques États, dont la France et l'Allemagne, se virent dans la situation originale où leurs dettes étaient affectées d'intérêts négatifs: les intérêts étaient dus par les prêteurs et non les emprunteurs. Le capital prêté était ainsi diminué de l'équivalent capitalisé des intérêts dus! Le monde à l'envers!

On peut penser à un moment original où l'économie montre que rien, ni aucune loi, ne peut lui interdire de drôles d'aventures. Curieuse monnaie que celle-là qui met le créancier au pied de l'emprunteur en raison du fonctionnement étrange des lois du marché!

On avait montré dans les articles précédents que l'émission monétaire était variée, on voit que la monnaie produite est aussi susceptible de variations tant dans sa qualité intrinsèque que dans les modalités de son traitement par les agents économiques.

Pascal Ordonneau - Le retour de l'Empire allemand ou le Modèle imaginaire chez JFE éditions.

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Avril 2018

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