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Sim City V et les affres de la gamification d'une marque

Les mois se suivent sans qu'un nouveau scandale émeuve le landerneau du jeu vidéo. Enfin, ça serait un landernau si ce n'était la première industrie culturelle du monde. Et cet incident serait insignifiant si le jeu vidéo n'avait pas systématiquement 5 années d'avance sur les autres branches du numérique.
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EA

Les mois se suivent sans qu'un nouveau scandale émeuve le landerneau du jeu vidéo. Enfin, ça serait un landernau si ce n'était la première industrie culturelle du monde. Et cet incident serait insignifiant si le jeu vidéo n'avait pas systématiquement 5 années d'avance sur les autres branches du numérique. Le désastre du lancement de Sim City est un tournant majeur dans l'histoire de l'industrie.

Un game design est souvent le fruit de négociations entre la partie créative et les choix marketing. Depuis l'intégration de la phase de création dans un processus plus global de publication, apparu à la fin des années 1990 selon la chercheuse Aphra Kerr, le contenu du jeu est devenu un élément parmi d'autres du processus de publication. Il devra donc être en phase avec les analyses du marché qui définissent les goûts dominants, et les stratégies de distribution et de diffusion pour créer et stabiliser la demande. Jusque-là, rien d'extraordinaire, c'est le lot des industries créatives. Puis vint Sim City V qui marque un tournant manifeste de ce processus de publication en déséquilibrant totalement les rapports de force au profit des enjeux financiers et légaux.

Comme tout AAA, Sim City se doit de synthétiser les canons du genre (le builder), ce qui en terme de game design correspond à des mécaniques bien établies. Comme marque, il se doit de respecter l'ADN de ses ainés -c'est souvent la promesse faite lors de la phase d'annonce du jeu et de construction de la demande. L'horizon d'attente des joueurs est donc très fort -en témoignent les précommandes importantes. Mais ces attentes sont aussi très exigeantes: on ne touche pas à un classique sans prendre en compte le capital culturel, symbolique et ludique. EA semble avoir sous-évalué ou méprisé ce dernier point en changeant radicalement le jeu: taille limitée des cartes et connexion en continu aux serveurs ont suscité la colère des joueurs.

Cependant, toute cette affaire de serveur et de taille ridiculement petite de carte n'est pas seulement une affaire de service non assuré. Elle montre comment le game design peut être un instrument de contrôle des comportements. D'ailleurs, ce n'est pas pour rien que depuis quelque temps, la notion de gamification -l'utilisation des techniques de game design pour produire des expériences utilisateurs dans des domaines non ludiques- entretient l'espoir des agences de communication et publicité. Par chance, elles ne savent pas faire du jeu et les commanditaires sont assez déboussolés. Heureusement, Electronic Arts et Maxis vont leur donner une leçon magistrale.

Deus ex ludis: l'administration plénipotentiaire du joueur

Sim City est affaire de contrôle: vous êtes une sorte de maire omnipotent qui construit une ville. Le plaisir de la construction est renforcé par un écosystème qui matérialise vos actions. Le joueur expérimente dans ce bac à sable numérique -comme on peut le faire avec ses Sims- les joies de l'administration plénipotentiaire d'une ville. L'approche est évidemment simplificatrice de l'action publique -tout fonctionne sans frottement au niveau des prises de décision- mais ce n'est pas l'enjeu du jeu. Et toute captation politique est en soi discréditée si l'on prend la peine de regarder le fonctionnement du jeu. La politique dans Sim City est ailleurs, hors du jeu, du côté des éditeurs.

Tout a débuté, non pas au lancement catastrophique, mais à l'annonce du choix du mode de contrôle du logiciel. Si les joueurs souffrent régulièrement des DRM abusives, Sim City V va bien plus loin puisqu'il ne s'agit pas seulement d'introduire un programme tiers qui contrôle que la bonne copie légale soit installée. Sim City V est en soi un dispositif de contrôle, dans son intégralité. Et sans la panne de serveur, nous ne l'aurions peut-être pas vu de manière aussi sublime.

Cette politique du contrôle s'est manifestée lors d'un changement des CLUF lors de la bêta qui assimilait un joueur ayant connaissance d'un bug à un exploitant de la faille. Connaissance ou action, même sanction, pas d'échelle de responsabilité. Ce n'est peut-être qu'une "erreur", mais ça serait porter l'opprobre sur les juristes internes et/ou les cabinets d'avocats qui rédigent ces contrats. Au contraire cette clause est une manifestation d'une politique plus claire et cohérente. Sim City n'est pas un jeu, mais un service, il ne vise pas les joueurs (celui qui devait contrôler une ville), mais le consommateur (celui qui doit acheter les biens).

Le choix de connecter le jeu à des serveurs a été justifié, et c'est fondamental de justifier, par un choix de "design". En partant du postulat que les villes sont interconnectées, il serait aberrant de laisser ces villes dans des bulles. Du moins c'est la position stratégique prise par la communication de Maxis dès le départ. Justifier une technique de contrôle par un choix de game design est plutôt habile puisqu'il tente de mettre au cœur du processus de décision la dimension créative et de faire croire que la technique est un outil pour permettre l'expérience de jeu optimale. Cependant cela témoigne d'une part le poids des contraintes financières dans la production d'un jeu, et d'autre part une méconnaissance complète de l'identité de la marque Sim City, ou dans le pire des cas, un abus du capital symbolique de la licence pour mieux la détourner.

Le game design de la dépendance: une leçon de gamification

Le choix du game design est une prise de position étonnante et témoigne à la fois d'une coupure entre le public et la production, et d'une interprétation particulière du terme simulation. Introduire une nécessité de se connecter avec l'extérieur -i.e. les autres joueurs- part d'une interprétation de Sim City comme un jeu compétitif, alors que le rapport d'un joueur à ses villes est d'un tout autre ordre.

Le joueur maîtrise un système, les rétributions sont esthétiques, il n'y a pas de score à proprement parler: son reward, c'est la ville, expression de sa toute puissance. Le rajout de cette couche artificielle de compétition change littéralement la philosophie du jeu. Ironie du sort, ce qu'ont fait EA et Maxis, c'est une tentative de gamification de l'espace de la pratique de Sim City.

Dans un jeu, nous avons ce que l'on voit à l'écran, le monde imaginaire derrière l'écran, mais aussi l'espace de la pratique (où et avec qui). Pour beaucoup, la gamification consiste à mettre en tension les joueurs en rajoutant des badges et des pin's: le vrai jeu serait alors une compétition sociale. Mais ce n'est pas le score qui fait sens pour le joueur, c'est le jeu qui fait sens du jeu: un joueur apprécie une note s'il saisit sa valeur et est capable de la relier à une activité -et la difficulté à gagner cette note. De même, seul le social ne suffit pas, il est nécessaire qu'un tiers soit présent: dans notre cas le jeu.

Comme beaucoup d'entreprises de gamification, EA et Maxis ont voulu forcer un changement de comportement (behavioral design), alors que la gamification n'est là que pour rendre visible des pratiques existantes. Cette croyance dans le pouvoir du score, deus ex ludis, est un truc de non game designers. D'ailleurs, les joueurs ont demandé un patch pour jouer off-line, car ce qu'ils attendent avant tout c'est un bac à sable et pleins de râteaux, pelles et seaux. Maxis a répondu que c'était impossible, architecturalement parlant. C'était oublier la capacité des joueurs à trouver des solutions: il est serait possible selon certain moddeur de jouer off-line. Et les aveux ont confirmé cela.

La taille même des cartes est un autre dommage collatéral de cette logique de gamification. Pour qu'il y ait turn-over, renouvellement et chance d'accéder au top du leaderboard, il ne faut pas que les joueurs puissent s'investir trop longtemps sur un seul level: ils ne peuvent pas construire de mégapoles, mais sont forcés de relancer à l'infini une session de jeu. Fondamentalement, un joueur de Sim city refait des villes. Mais ce choix lui appartient et ne peut s'opérer dans une marche forcée, émanant d'une instance encore plus coercitive que les meilleures agences de planning urbain.

Ce contrôle du temps de jeu par la taille des cartes est d'un point de vue purement game design très intéressant, car il est un dérivé du contrôle du temps dans les "jeux sociaux". Ici, pas de récoltes à heures fixes. Non, un temps de jeu limité par la tension entre l'envie de construire et la frustration générée par le jeu. Or la frustration dans Sim City est traditionnellement générée par un autre levier: l'argent, et en découle le plaisir de la difficulté à percer les algorithmes régissant l'écosystème et le plaisir d'optimiser des paramètres en fonction de test et d'expériences. Il ne reste plus rien qu'un cycle de construction / destruction / nouvelle carte digne des meilleures stratégies spéculatives immobilières.

Afin de renforcer le contrôle de la pratique, s'ajoute un abaissement de la difficulté: tout le monde peut construire une ville et obtenir l'arc de triomphe et autres merveilles. Ce qui était un levier pour les joueurs (plaisir esthétique), est un dû pour tous. En réduisant l'espace et la difficulté, le jeu réduit le temps, et donc limite la phase d'expérimentation. Le passage du temps à l'argent comme contrainte, qui pourrait sembler anti-capitaliste et libératoire du culte de la performance, est en fait un déploiement de l'espace du contrôle de la sphère marchande à l'espace social. Ces choix d'algorithmes sont des choix politiques qui préfigurent un sombre avenir au jeu vidéo.

Propriété versus usufruit: pour le même prix vous n'avez plus droit au jeu

Ce temps court, dans un espace compacté, pour le joueur, étriqué dans un "multijoueur", témoigne d'une évolution dramatique du jeu vidéo: ce n'est plus un loisir, c'est un service ludique. La nuance peut sembler ténue, mais fondamentalement, lorsque votre jeu est un service, juridiquement vous n'êtes qu'usufruitier, vous n'avez qu'un droit d'usage et non plus la propriété. Dans d'autres jeux comme les MMO déjà, des conflits avaient pu apparaître sur la propriété de l'avatar des joueurs. Sim City V et la politique qui a transformé le jeu sont le meilleur commentaire sur ce changement idéologique très libertarien.

Nous sommes condamnés à n'avoir que des droits d'accès, un usage encadré, de ce qui jadis nous appartenait. Ce n'est pas une affaire de "virtuel", ou "d'immatériel" car les biens numériques sont matériels. Comme le disait Kittler: there is no software et pourtant avec Sim City V, la propriété est déjà bien partagée (les bases de données sont inscrites sur le serveur et le poste, ce qui produit des lags d'écriture de bases de données). Ce partage est artificiel, non justifié architecturalement, imposé. Le retour au moyen-âge n'est pas loin. La politique de maintien de serveurs aura donc un impact sur le temps de jouissance du bien. Sim City ne vous appartient plus et n'existe déjà plus (enfin quand la rentabilité ne sera plus suffisante). Ça tombe bien, il y aura des extensions pour prolonger le bail / étendre la zone / le droit d'usage.

Data is new soil (même si on ne sait pas trop pourquoi et comment)

Le jeu vidéo a toujours été à l'avant-garde des pratiques: le modding avant le web 2.0, le shareware, le freemium, etc. Les autres industries du net attendent de voir comment ce cheval de Troie sera reçu. L'intérêt commercial de forcer la connexion est dans la production d'une base de données. L'industrie le fait, et cela a même pu impacter la durée de vie des jeux (les stats de Steam sont superbes sur leurs jeux et expliquent pourquoi la durée de vie des FPS est passée à 6 heure).

Nous pouvons le faire à des fins ludiques, l'équilibrage en continu des valeurs est un moyen de prolonger la durée et le plaisir de jeu dans les MMO, en évitant que des stratégies déséquilibrent trop les parties à l'avantage de quelques-uns.

Nous pouvons le faire à des fins pédagogiques. Dans un serious game par exemple je peux tracker les actions et voir les éléments bloquants sur une masse d'apprenants. Soit que le jeu est mal fait, soit que la formation n'a pas assez approfondi ce point et donc qu'il faudra faire un retour sur cet apprentissage. Ce qui serait passé inaperçu dans les processus classiques d'évaluation.

Nous pouvons enfin le faire à des fins commerciales. Et ceci est vital pour les jeux Facebook avec un modèle de freemium / micropaiement, où le passage à l'acte d'achat est très compliqué. D'ailleurs, on a vu apparaître en masse avec ces jeux des nouveaux profils: les economic (game) designer et les data analystes. Ils travaillent ainsi avec les game designers traditionnels et les aident à équilibrer, à informer et aussi à pousser à l'acte de consommation. Dans un jeu non connecté, lorsque l'on achetait un produit, c'était le game design qui était central. Dans un jeu comme service, les data analystes et economic designer vont prendre le relais des game designers, car ils sont avant tout en charge de vendre des biens (actions, items, etc.). Pour l'équipe créative, c'est une dilution du temps de conception, une sorte de routinisation de la précarité -l'incertitude étant toujours de mise. Point positif, ils affinent leur savoir-faire et leur écoute des joueurs, mais dans un dispositif biaisé. Point dramatiquement négatif: le glissement progressif du game design vers de la technique, où les créateurs ne sont que des chevilles ouvrières d'auto-alimentation du système.

Les données ainsi collectées peuvent enfin servir à d'autres fins: vente de mailing, analyse de points de contact qualifiés -ce que les autres médias ne peuvent pas faire. Quand on voit comment les Sims ont eu droit à des versions brandées, on peut facilement imaginer que le placement produit in-game servirait de base d'analyse des comportements pour les marques. À quoi serviront les données d'EA et Maxis? À définir une nouvelle politique urbaine? À contrôler et légitimer des lois interdisant les casinos vu l'appétence de certains à construire des Atlantic City à la chaîne? À mon avis, rien de tout cela. Si ce n'était que certains politiques croient dans le modèle de Sim City. La puissance des fictions ludiques n'est peut-être plus aussi anodine.

Conclusion

C'est pourquoi il est nécessaire d'envoyer un signal fort: comme joueur, comme consommateur et surtout comme citoyen. Il existe trois stratégies classiques identifiées par Albert Hirschman lorsqu'un produit déplaît: loyalty (les consommateurs restent fidèle), exit (j'abandonne ce produit), et enfin voice (les consommateurs protestent).

La première me semble aberrante, la seconde est plus compliquée dans la mesure où EA ne veut pas rembourser les joueurs, et enfin la troisième ne peut avoir de sens que si vous faites porter cette voix selon les canaux entendus dans le monde des jeux: auprès des équipes créatives (qui écoutera, mais n'aura pas de pouvoir) ou auprès des marketeurs, sur le net ou via les instances juridiques. Bien entendu, une juridiction ne sera pas compétente, et ne devra jamais l'être, pour juger de la qualité du jeu, mais elle pourra se prononcer sur la qualité du service et du bien de consommation. Et l'Europe est plutôt bienveillante en matière de protection du consommateur pour les services en-ligne, de protection des données personnelles.

Ce qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est que le secteur traditionnel du jeu vidéo est en pleine crise -j'en ferai un post ultérieurement. Tous les marqueurs d'une crise sectorielle sont au vert -ils ne sont pas que financiers. Et en période de crise, la stratégie de voice émerge tant de l'extérieur que de l'intérieur. Les modes de mobilisation et l'impact de la révolte des joueurs seront passionnants à observer sur le moyen terme. Tant pour la marque, que l'éditeur et l'industrie, à l'aube des annonces de Microsoft et rumeurs de connexion permanente.

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