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Chronique d'un chaos annoncé

Contrairement à Al-Qaïda, la propagande de l'État islamique n'est pas fondé simplement sur l'idéologie religieuse, mais elle s'adresse à tous ceux qui se sentent stigmatisés. Son extrême dangerosité découle de sa force d'embrigadement.
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Quinze ans après le déclenchement de la «guerre contre le terrorisme», les enfants d'Al-Qaïda sont devenus adultes et une pléthore de groupes ultraradicaux sont apparus et rivalisent dans la brutalité et la terreur.

Entre la volonté de certains États occidentaux de mener des guerres préventives et d'autres voulant adopter des mesures à l'intérieur pour neutraliser le radicalisme islamiste, le débat prend de l'ampleur dans nos sociétés.

La même polarisation existe au sein même de ces organisations. Certaines veulent combattre leurs ennemis au cœur des capitales occidentales, d'autres veulent les entraîner sur les terrains de guerres, et certaines combinent les deux stratégies, à l'image de la désormais tristement célèbre organisation État islamique (EI).

Même si Al-Qaïda et l'EI partagent les mêmes aspirations d'instaurer un État, elles ont cependant des stratégies divergentes. Ce qui les oppose, outre la rivalité entre leaders, est l'ordre des opérations. Alors qu'Al-Qaïda prône une stratégie de djihad global et pose la défaite du monde occidental en préalable à la mise en place d'un État, l'EI affiche dans un premier temps des ambitions régionales et une implantation territoriale au sein du Levant.

Mais en déclenchant une vague de terrorisme aux quatre coins du monde, elle ouvre une nouvelle page de sa stratégie.

Les racines du Mal

Établie au centre d'un des carrefours les plus stratégiques, cette organisation sème la mort et la destruction aussi bien au Proche-Orient qu'en Afrique, qu'au cœur de l'Europe. Agissant dans une logique de conquête permanente en transgressant les frontières imposées au début du XXe siècle par les puissances coloniales, le «califat» attire à lui des milliers de volontaires rejoignant le plus grand djihad transnational jamais mené.

La mondialisation des échanges a permis la mutation du phénomène djihadiste où «l'engagement spirituel» se fait désormais en quelques clics. L'EI est le produit d'un «djihadisme de 3e génération», où Internet a aboli les distances et où il ne suffit plus que d'une poignée de dollars pour rejoindre les terrains de djihad à quelques kilomètres de l'Europe.

Le conflit syrien a permis à l'EI de capitaliser sur le sentiment d'injustice, en instrumentalisant le discours de l'humanité meurtrie, du combat du Bien contre le Mal, et d'attirer à lui de nombreux partisans.

Car ce mouvement terroriste n'est pas simplement le symptôme d'une maladie qui ronge le Proche-Orient, mais concerne aussi une partie de la jeunesse européenne en perte d'identité dans un ordre socio-économique et politique en difficulté.

Son extrême dangerosité découle de sa force d'embrigadement qui parvient à rendre le terrorisme justifiable pour une quantité non-négligeable de jeunes. Contrairement à la propagande d'Al-Qaïda, celle de l'EI n'est pas fondée simplement sur l'idéologie religieuse, mais elle s'adresse aussi à tous ceux qui se sentent stigmatisés.

Outre les raisons idéologiques, il attire à la fois ceux qui pensent partir rejoindre un idéal où se mêle eschatologie et réminiscences tiers-mondistes, ceux au passé de délinquants et de criminels à la recherche d'aventures sanglantes, ceux en quête d'identité, ou encore ceux motivés par l'appât du gain et du pouvoir.

Cette entité monstrueuse est protéiforme, elle incarne différentes choses pour différentes personnes.

Cependant l'EI n'est pas né spontanément en réaction à ce conflit, il est le produit d'un déni de grossesse consécutif à l'invasion américaine en Irak.

Le démantèlement de l'appareil politico-militaire et la fragmentation communautaire du pays ont permis l'implantation de la matrice djihadiste en plein cœur du Moyen-Orient. À cette époque, de nombreux combattants revenus d'autres terrains du djihad, tels que l'Afghanistan et le Caucase en ont profité pour rejoindre des groupuscules armés irakiens combattant l'ennemi américain. Ils se sont fondus dans la nébuleuse djihadiste combattant sous la bannière d'Al-Qaïda qui a trouvé désormais un nouvel écosystème pour prospérer.

Le djihad armé s'est structuré dans les années 1980 lorsque les États-Unis et l'Arabie saoudite ont soutenu des combattants en Afghanistan afin de faire face à l'URSS dans le contexte de la guerre froide. La déliquescence des institutions publiques, la paupérisation massive de la population, la politique de «dé-baasification» des États-Unis conduisant à une profonde marginalisation socio-économique et politique des sunnites en Irak, et la rencontre entre d'anciens officiers baasistes et des islamistes dans les prisons irakiennes ont servi de terreau fertile pour la polarisation confessionnelle - déjà vivace depuis les années 1990 - et ont façonné de manière concrète ce qui allait devenir l'EI.

Ces facteurs ont soulevé le chaudron du diable, car c'est sur les décombres des nations arabes que les mouvements ultraradicaux prospèrent. C'est donc sur ce terreau qu'Al-Qaïda a repris ses activités et a reformé ses réseaux en Irak, en déclenchant une guerre civile entre sunnites et chiites à travers une série d'attentats visant des communautés chiites. En armant les tribus sunnites pour se débarrasser d'Al-Qaïda, Washington a provoqué des combats tribaux fratricides, qui ont forgé une base sociale pour ces groupes radicaux.

Mais c'est surtout la militarisation de l'arène syrienne qui va constituer la toile de fond et qui va permettre le développement et l'internationalisation de l'organisation terroriste la plus barbare du 21e siècle.

Les dollars de la terreur

Pour bâtir un «État», l'EI a implanté diverses structures financières, légales et administratives dans les territoires sous son contrôle. Il dispose de services de communication sophistiqués qui médiatisent de manière très professionnelle son ultrabarbarie, qui a éclaboussé les écrans du monde entier.

Il détient des capacités de gouvernance efficace car il dispose d'administrateurs militaires - permettant de former et de rendre opérationnelles rapidement de nouvelles recrues - mais également des civils capables de prendre en main instantanément l'administration d'un territoire. Ceci lui a permis de contrôler rapidement les populations sunnites locales, qui dans certains cas ont accueilli les djihadistes favorablement.

De plus, l'un des volets de sa stratégie réside dans son action sociale, en proposant des avantages économiques afin de mobiliser les populations. Il se sert de la pauvreté et de la détresse des populations défavorisées pour recruter. Cette stratégie de conquête et d'ancrage territorial nécessite des financements importants pour se fournir en armes, financer des camps d'entrainement et payer des salaires, qui sont souvent très attractifs et qui leur permettent de payer leurs combattants mieux que les autres groupes djihadistes. L'Arabie saoudite et le Qatar ont été accusés d'alimenter leur caisse via des fondations et des donateurs privés, parfois même étatiques.

Au fur et à mesure, l'EI a réussi à acquérir son autonomie financière en mixant plusieurs types de ressources qui lui ont permis de devenir l'organisation terroriste la plus riche du monde.

En effet, outre sa mainmise sur les organes financiers et sa capacité à prélever l'impôt dans les villes qu'elle contrôle, l'organisation n'hésite pas à user de moyens plus radicaux tels que l'extorsion, les prises d'otages et le trafic d'organes et d'antiquités. Il contrôle d'ailleurs un territoire à haute valeur économique où il profite de l'exploitation de 8 champs pétroliers dont le rendement quotidien est estimé à plus de 1,5 million de dollars, qu'il écoule sur les marchés noirs turcs, qui le font transiter à certains pays européens.

Cette zone frontalière est l'une des plus importantes voie logistique par laquelle ont transité des armes, des produits de contrebande et des milliers de djihadistes, sous le regard bienveillant des autorités turques.

La volonté ardue d'empêcher l'émergence d'un Kurdistan, ainsi que la volonté d'un changement politique en Syrie, ont poussé la Turquie à adopter une position extrêmement ambiguë à l'égard de l'État islamique. Mais l'un des aspects les plus alarmants est la mise en place d'un système éducatif et l'embrigadement de toute une génération d'enfants qui aura connu la guerre sous toutes ses facettes et qui partagera cette idéologie mortifère. Tous ces facteurs lui confèrent un prestige aux yeux d'une grande partie de la mouvance djihadiste internationale, qui lui fait allégeance et dont les territoires sont proclamées provinces du «califat».

«Ils veulent nous faire détester l'islam et aimer la guerre»

Certes, s'il est écrasé sur le terrain, l'EI perdra une grande partie de son aura, mais cela ne signera pas pour autant l'arrêt de mort du djihadisme international. Le principal enjeu reste théologico-politique et ravage l'intérieur même du monde musulman, car ces groupes ultraradicaux trouvent du soutien parmi une base populaire insatisfaite de la situation actuelle.

Promouvoir la réconciliation entre chiites et sunnites au Proche-Orient en dialoguant avec tous les acteurs locaux pour empêcher cet extrémisme de continuer à étendre ses tentacules, et ne pas laisser se désintégrer les structures d'un État comme la Syrie constituent les préalables de la lutte contre ce mouvement fondamentaliste.

Des changements de régimes sans une alternative politique viable et sans une opposition structurée autour d'un réel projet sociétal démocratique sont une aubaine pour tous ces groupes terroristes. Les guerres, menant à une vacuité politique, génèrent un espace de légitimité pour ces groupes qui se servent d'une idéologie religieuse comme d'un bouclier, et qui risquent de transformer le visage de cette région qui ne se relèvera pas d'un cycle de conflits sans fin.

Mais poursuivre dans la logique de guerre contre le terrorisme en l'érigeant en dogme de la géopolitique internationale, tout en continuant d'entretenir des liaisons dangereuses avec les pays qui l'abreuvent de pétrodollars, ne fait qu'entretenir la spirale infernale. Afin de pouvoir asphyxier ces organisations et tarir le flux de djihadistes, il est fondamental pour les chancelleries occidentales de changer de politique étrangère à l'égard de ces pays avec lesquels nous ne partageons que des contrats et qui ont transformé les mosquées en citadelles politiques.

Il est nécessaire également de faire pression sur la Turquie pour sécuriser le dernier segment de frontière restant et lui couper l'accès à ses différentes ressources.

Au lieu de cela, nous assistons à un déferlement de xénophobie où la problématique du terrorisme se greffe à la question des réfugiés et devient un facteur dans l'ascension des partis populistes, qui annonce les prémices d'une crise politique européenne.

Alors que ces fondamentalistes détruisent le tissu social au Moyen-Orient, ils tentent d'appliquer symboliquement le même processus en Europe. Ils engendrent un climat de terreur en exacerbant les tensions pour faire monter la haine de l'autre et cherchent délibérément à cristalliser des antagonismes, à diviser entre sunnites et chiites, entre musulmans et non-musulmans, entre croyants et non-croyants.

En usant de la paranoïa et de la stigmatisation, l'EI use de nouvelles armes capables de faire imploser l'Europe. Ils distillent la peur et la haine afin de polariser les sociétés et se poser en tant que défenseurs de l'islam, alors que plus de 80 % de leurs victimes sont des musulmans. Ils sont en guerre contre l'Occident, mais aussi contre chaque personne qui ne se plie pas à leur doctrine obscurantiste.

Paradoxalement, ces groupes extrémistes ont besoin du dénigrement de l'islam pour instrumentaliser la foi et la mettre au service de leur idéologie afin de tenter de conquérir le cœur des croyants.

Mais l'émergence de l'EI ne peut être simplement expliquée comme étant le produit de la religion seule. Cet essor a des origines socio-politiques bien réelles.

Pour ne pas céder aux chants des sirènes qui, à force de présenter l'islam comme antisocial et «intrinsèquement terroriste», risquent d'accentuer les clivages au sein de nos sociétés et mener à la perte d'une autre génération capable d'organiser des massacres sous nos fenêtres, il est fondamental d'adopter des mesures préventives.

Il faut tendre vers davantage de coordination entre les services sécuritaires européens, en coopérant efficacement avec leurs homologues de l'autre côté de la Méditerranée, qui luttent contre le même fléau, plutôt que de restreindre nos libertés individuelles ou de débattre sur des mesures controversées - telles que la déchéance de nationalité - qui ne nous protégerons pas des tirs d'une kalashnikov.

Mais il faut surtout adopter un changement dans le rapport à la diversité, en acceptant la multiplicité des identités, contrebalancer l'identité nationale aux identités plurielles, et promouvoir un islam en accord avec les libertés fondamentales de la démocratie.

La guerre, l'autoritarisme, les discriminations, la criminalité et le communautarisme sont les principaux carburants du terrorisme et rendent la lutte contre ce cancer extrêmement complexe.

Mais en s'attaquant à la multiplicité de ces causes, nous pourrions peut-être tenter d'en finir avec cette idéologie porteuse des promesses d'un au-delà qui emporte des jeunes du monde entier, capables de tout sacrifier en son nom.

Ce billet a initialement été publié sur le Huffington Post France.

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