Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Élections en Turquie : une démocratie imparfaite

Le degré d'atteinte de l'idéal démocratique ne s'apprécie pas que sur le critère de l'élection. Que pourrait-on constater, dans ce pays, au chapitre de la reconnaissance et du respect effectif des droits et libertés civiles, de l'État de droit, ainsi que de la séparation des pouvoirs d'État ?
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.

Le 10 août dernier, le premier tour d'une élection présidentielle à suffrage universel s'est tenu dans cet État (3), une première dans son histoire. C'est Recep Tayyip Erdoğan, candidat du Parti de la justice et du développement (AKP), qui l'a remportée sans surprise avec 51.8 % des votes (4) dès le premier tour.

Selon le spécialiste Robert Dahl, dont la définition du concept de « démocratie libérale » fait largement consensus dans la littérature spécialisée, nous sommes en présence d'un système politique démocratique lorsque les cinq critères suivants sont remplis : la reconnaissance et le respect effectif du multipartisme, des droits et libertés civiles, de l'État de droit, de la séparation des pouvoirs d'État, et d'élections libres, justes, régulières ainsi que transparentes. Intéressons-nous, maintenant, à cette dernière condition.

Le critère démocratique des élections libres, justes, régulières et transparentes

Dahl réfère à la tenue d'élections où s'exerce le pouvoir de la majorité au moyen du suffrage universel. L'élection est libre lorsque l'expression populaire (le vote) n'est pas contrainte, forcée, obligée, de quelque manière que ce soit. L'élection est juste quand un citoyen équivaut à un vote (libre) ; il ne peut y avoir de privilèges, de cens, de discriminations autres que celle basée sur l'âge légal du droit de vote. L'élection est régulière dans la mesure où les autorités de l'État remettent sporadiquement en jeu (2, 3, 4, 5 ans) leur confiance envers le peuple, qui au final, est souverain de sa propre domination.

Cet article montrera que la récente élection du chef d'État turc a fait l'objet de «faibles manipulations». Autrement dit, elle n'a pas été tout à fait libre et juste. Elle ne peut donc pas être qualifiée de démocratique.

Une élection présidentielle pas tout à fait libre : pourquoi ?

La Constitution de la République de Turquie reconnaît le droit d'association, dont celui des partis politiques, mais aussi les conditions de dissolution si ce droit va à l'encontre de la Constitution. En voici un extrait :

« Les statuts, les programmes et les activités des partis politiques ne peuvent aller à l'encontre de l'indépendance de l'État, de son intégrité indivisible du point de vue du territoire et de la nation, des droits de l'homme, des principes de l'égalité et de l'État de droit, de la souveraineté de la nation, ni des principes de la République démocratique et laïque; ils ne peuvent avoir pour but de préconiser ou d'instaurer la dictature d'une classe ou d'un groupe ni une forme quelconque de dictature; ils ne peuvent inciter à commettre une infraction. »

Non seulement la Constitution est restrictive sur papier, mais l'application qui en a été faite, par le pouvoir judiciaire, va dans le sens prescrit par cette dernière. En effet, il y a eu une tentative de dissolution de l'AKP, en 2008, le parti de l'actuel président turc, pour cause de refus du kémalisme (l'islamisation relative de la société prônée par le gouvernement de l'AKP en permettant le port du voile dans les universités, versus la laïcisation de la société garantie par la Constitution), et dissolution de plusieurs partis politiques kurdes, très importante minorité ethnique en Turquie, au fil des années, pour cause de refus du kémalisme (l'indivisibilité et l'intégrité de la Turquie menacées par le séparatisme kurde). Dans ce dernier cas, c'est comme si, dans l'arène politique fédérale du Canada, on interdisait au Bloc québécois, parti régionaliste voué à la défense des intérêts du Québec, de participer aux élections.

Un premier problème qui vient avec de telles restrictions est donc le suivant : les Kurdes par exemple, ne peuvent exercer librement leur droit de vote, en tant que citoyens turcs, car une contrainte les en empêche de le faire : l'absence de partis politiques voués à la défense de cette composante ethnique de la nation et du territoire turcs qui n'est pas reconnue officiellement... Imaginons, un instant, qu'une telle restriction s'applique au Canada; ne dirions-nous pas que ce pays ne serait pas démocratique, au plan électoral, que le bulletin de vote des Canadiens n'offre pas un éventail complet de choix de partis, d'idéologies politiques?

Une élection présidentielle pas tout à fait juste : pourquoi ?

Découle de ce manque de liberté de choix, de l'absence d'un véritable pluralisme politique, un second problème qui lui est indissociable, celui d'une élection injuste, du moins en partie.

Dès lors que le pluralisme politique est bloqué structurellement (ce que fait la Constitution de la Turquie), les domaines où l'expression du libéralisme sont interdits deviennent, à leur tour, des objets de discrimination envers ceux qui sont susceptibles de s'y référer, et qui dit discrimination dit simultanément que tous les citoyens ne sont pas égaux en matière d'éligibilité électorale. L'intolérance juridique, a fortiori lorsqu'elle est inscrite dans la loi suprême d'un État dont l'objectif consiste à définir l'organisation et le fonctionnement des principales institutions d'un pays, n'est rien d'autre qu'un frein dans l'accomplissement de l'idéal démocratique. Revenons brièvement sur le cas de la minorité ethnique des Kurdes de Turquie.

De leur point de vue, le traitement que leur réserve la Constitution est une injustice, puisque l'inéligibilité électorale s'appuie sur leur statut officieux de minorité ethnique. On pourrait dire la même chose en extrapolant pour les tenants du communisme (inéligibilité électorale fondée sur l'appartenance à une classe sociale), ou ceux d'une théocratie (inéligibilité électorale reposant sur un groupe religieux particulier)...

Conclusion

La loi fondamentale de la Turquie l'autoproclame « démocratique ». Or, selon Dahl, il y a cinq critères majeurs à remplir pour pouvoir être qualifié de système politique démocratique. Parmi ces conditions, il y a la tenue d'élections libres, justes, transparentes et régulières.

Selon nous, l'élection présidentielle turque, du 10 août dernier, fut plutôt quasi-démocratique. La Constitution de cette république et l'application historique qui en a été faite sont porteuses de « faibles manipulations » qui ne permettent pas à tous les projets de société de pouvoir concourir dans le cadre d'élections véritablement compétitives, c'est-à-dire de se retrouver sur le bulletin de vote des citoyens de ce pays. Ce faisant, l'élection présidentielle en question doit être qualifiée de quasi libre et de partiellement discriminatoire. En outre, l'importante communauté kurde de Turquie subit une forme de discrimination ethnique.

Le degré d'atteinte de l'idéal démocratique ne s'apprécie pas que sur le critère de l'élection. Que pourrait-on constater, dans ce pays, au chapitre de la reconnaissance et du respect effectif des droits et libertés civiles, de l'État de droit, ainsi que de la séparation des pouvoirs d'État ?

Ce texte est signé par Paulo Picard, professeur de science politique au Collège Jean-de-Brébeuf (Montréal).

VOIR AUSSI SUR LE HUFFPOST

Retrouvez les articles du HuffPost sur notre page Facebook.
Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.