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L'aide internationale ça fonctionne ou pas? Sachs et Easterly dans le ring

Globalement, depuis 50 ans, l'aide humanitaire a totalisé 2,3 trillions de dollars. Cet argent porte-t-il fruit?
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Il est fréquent de se faire accoster, à la sortie du métro, en pleine heure de pointe, par des jeunes adultes vêtus de dossards de la Croix-Rouge ou d'Oxfam, demandant un don pour une intervention dans un pays en développement. Et ce n'est qu'une des façons par lesquelles les gens sont sollicités pour contribuer à l'aide internationale. Les gouvernements nationaux des pays riches ressentent aussi de la pression de la communauté internationale pour qu'ils accordent un plus grand pourcentage de leur PIB à l'aide au développement.

Que ce soit à travers leurs taxes ou directement de leur poche, les gens finissent donc par donner des sommes substantielles à l'aide internationale, surtout dans la foulée d'évènements catastrophiques comme le séisme en Haïti il y a six ans. Globalement, depuis 50 ans, l'aide humanitaire a totalisé 2,3 trillions de dollars. Cet argent porte-t-il fruit? Cette question est au centre d'un grand débat qui fait couler beaucoup d'encre depuis une dizaine d'années, soit celui qui oppose les économistes Jeffrey Sachs et William Easterly.

Jeffrey Sachs au Forum Économique d'Asie de l'Est, 2011

CC-BY-SA-2.0

Doit-on massivement appuyer des gouvernements de pays pauvres pour consolider leurs structures et renforcer leur capacité d'agir? Selon Jeffrey Sachs (The End of Poverty, 2005), la réponse à cette question est un «oui» retentissant. En effet, selon Sachs, les pays les plus pauvres ne se développent pas parce qu'ils sont pris dans le piège de la pauvreté. Ils ne possèdent pas la richesse minimale pour leur permettre de débuter leur développement. Sachs parle d'un «piège» de la pauvreté, car de génération en génération, le capital par personne décline puisque la richesse n'augmente pas, mais que la population croit.

Une aide internationale intense et prolongée permettrait à ces pays de sortir de ce piège. Son rôle dans l'initiation de la croissance économique de ces pays serait de procurer les différentes sortes de capital qui leur manquent et qui sont nécessaires pour qu'ils puissent commencer leur développement : le capital humain, le capital d'investissements, le capital naturel, le capital institutionnel-public et le capital des connaissances. Chaque type de capital est nécessaire au bon fonctionnement de l'économie d'un pays.

«Globalement, depuis 50 ans, l'aide humanitaire a totalisé 2,3 trillions de dollars»

Somme toute, l'aide humanitaire pourrait combler un déficit entre les ressources dont les pays pauvres disposent et les ressources dont ils ont besoin. Une fois que ces pays seront dotés de plus de capital, Sachs argumente qu'ils seront en mesure de se développer de façon autonome. Pour Sachs, non seulement doit-on aider les pays en développement pour les sortir de ce «piège de la pauvreté», mais on doit le faire aussi, car il serait immoral de ne pas aider les moins bien nantis. Sachs préconise donc l'idée d'un Big Push qui combinerait investissements massifs et actions concrètes pour enlever tous obstacles au développement et permettre aux pays pauvres de s'engager dans la voie d'une croissance économique pérenne.

La position de Sachs est sans aucun doute séduisante. Le problème de l'extrême pauvreté est si désolant qu'instinctivement, une réponse massive qui promet des résultats rapides semble nécessaire. Cette option est aussi séduisante pour les économistes, car elle suggère que leurs analyses et recommandations peuvent avoir des effets importants. Sachs est actuellement sans aucun doute un des économistes les plus influents au monde. Il agit comme conseiller auprès des plus grandes institutions internationales incluant l'Organisation mondiale de la Santé, la Banque Mondiale et les Nations Unies où il est le principal conseiller du Secrétaire général sur la question des Objectifs du Millénaire. À ce titre, il a été l'instigateur du projet des Villages du Millénaire, qui implique 500 000 individus dans 10 pays africains et qui vise à démontrer qu'il est possible d'abolir la pauvreté et d'atteindre les objectifs de développement du Millénaire en investissant massivement dans le développement économique. Les résultats de l'évaluation de ce projet devraient être disponibles en 2017 et sont fort attendus par la communauté internationale.

William Easterly par Jerry Bauer, 2015

CC BY-SA 4.0

Bien que très populaire, l'approche du Big Push ne fait cependant pas l'unanimité. Elle a notamment été farouchement critiquée par un autre économiste américain, William Easterly (The White Man's Burden, 2005). Selon Easterly, Sachs reformule les mêmes arguments qu'utilisaient les économistes des années 1950 et 1960 et, comme ces derniers, promet que l'aide internationale massive aura un impact positif sur la croissance des pays pauvres. Cependant, Easterly souligne que des décennies de recherche n'ont pas permis d'accumuler d'évidence appuyant cette hypothèse, d'où l'abandon par plusieurs théoriciens de l'idée du Big Push, jugée trop simpliste.

Dans ses écrits, Easterly procède à un démantèlement systématique des arguments de Sachs. Il rejette l'idée du «piège de la pauvreté», puisqu'il dit qu'il n'existe aucune évidence empirique de ce piège; l'idée que la croissance économique des pays pauvres est moins grande que celle des pays riches et l'idée que la croissance per capita serait nulle ou négative dans les pays pauvres ne seraient tout simplement pas fondées. Il argumente que plusieurs pays pauvres peuvent se sortir de leur misère sans l'aide internationale, comme cela a été le cas du Botswana et du Lesotho, qui ont multiplié leur revenu depuis 1950 par treize et cinq, respectivement.

Une autre critique sérieuse d'Easterly à l'égard de Sachs a trait à la supposée nécessité d'une aide massive pour sortir les pays de la pauvreté. Il avance qu'en réalité, la plupart des pays qui sont sortis d'un état de pauvreté extrême l'ont fait de façon progressive lors d'un long processus parfois marqué par des périodes d'absence de croissance ou même de croissance négative. Le Japon serait en fait le seul pays à être devenu riche avec un «takeoff» sachsien.

Easterly déplore donc le fait que la planification de l'aide internationale se fonde toujours sur «la légende du Big Push». Selon lui, il faut arrêter d'être utopiques et travailler à plus petite échelle. Il faut aider les individus (et non pas les gouvernements corrompus) dans des actions concrètes et individuelles, et tenir les individus responsables des résultats des initiatives plutôt que de responsabiliser des collectivités sans objectifs précis. Il faudrait laisser les individus choisir leurs actions à partir de ce qui fonctionne selon leur expérience personnelle. Easterly met aussi de l'avant l'importance d'évaluer rigoureusement les résultats des initiatives.

D'un côté, Jeffrey Sachs qui préconise une aide massive à des gouvernements en place. De l'autre côté, Easterly, qui préconise plutôt une aide ciblée sur des projets à petite échelle pour lesquels les individus sont tenus responsables. Cette dichotomie un peu simpliste a certainement contribué à sensationnaliser le débat sur l'aide. Dix ans après la publication de leurs livres à succès, la réponse n'est toujours pas claire et la littérature sur le sujet demeure très divisée : «the literature [is] so inconclusive that there is not even consensus on whether there is consensus». Et, pendant que le débat fait rage, des milliards de dollars sont investis dans l'aide internationale, et l'extrême pauvreté persiste...

Par Clara Champagne, diplômée en Sciences humaines profil études internationales du Collège Jean-de-Brébeuf.

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Mai 2017

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