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Santé mentale et logique néolibérale

La question de la santé mentale peut difficilement se penser sans les cultes de la performance et du travail, sans les rapports de force.
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«C'est la vie!» s'exclame un commis dans la salle des employés d'une entreprise spécialisée dans la grande distribution. Le genre d'entreprise avec un chiffre d'affaires colossal qui exige le sourire de tous ses «associés», malgré le salaire minimum et la lourde charge de travail.

C'est la vie. Je me demande si on lance parfois cette phrase pour se résigner à des contraintes sociales précises et non à une condition humaine universelle. Les belles phrases reprennent très vite. «N'oubliez pas, vos efforts seront récompensés.» «Vous vous sentez triste? Souriez!» Au fond, ce discours d'entreprise me rassure quant au fait que le bonheur est à portée de main.

Mais la montée de la pensée positive et du self-help au cours des dernières années semble aller de pair avec le discours néolibéral qui convoque la responsabilité individuelle pour masquer - ou plutôt légitimer - les contraintes structurelles. Les conséquences sur la santé mentale et la conscience des rapports de pouvoir sont sournoises: lorsque le marché du travail se précarise, les néolibéraux insistent sur les vertus de la «liberté», de l'effort et de la performance en banalisant les oppressions existantes et en accroissant les inégalités sociales. De même, les livres de self-help tendent à propager l'idée que c'est en l'individu lui-même que se trouve la source de ses problèmes, donc la source des «solutions». Ces livres aux titres pleins de promesses peuvent même vanter des solutions irréalistes, ce qui renforce la culpabilité et l'anxiété de l'individu devant l'absence de résultats . En soutenant (parfois subtilement) la tendance individualiste et le repli sur soi, ces livres moulent la pensée pour la rendre compatible avec le système en place.

La fatigue ne ment pas, mais sous le dogme de la positivité, il faut être constamment stimulé, il faut dissimuler toutes les émotions contrevenant à la productivité.

C'est notamment par la multitude des discours qui l'entourent que l'être humain façonne son rapport au monde, son interprétation du réel. Sous un contexte néolibéral qui lie l'impératif de la performance à la pensée positive, l'individu est appelé à se «démarquer de la compétition» et il court constamment le risque de ne pas se sentir à la hauteur. Le système de pensées qui repose sur une survalorisation du travail prône une vision simpliste de l'être humain et de sa quête de sens: la fatigue ne ment pas, mais sous le dogme de la positivité, il faut être constamment stimulé, il faut dissimuler toutes les émotions contrevenant à la productivité. La valeur d'un être humain équivaut éventuellement à son respect des modalités de l'entreprise, alors que l'illusion de la méritocratie reste tenace: les personnes qui «réussissent» le méritent, elles ne doivent rien à personne. Liberté! Les autres n'en font pas assez. Solitude.

Au Québec, plusieurs initiatives ont contribué à la sensibilisation à la santé mentale depuis plusieurs années afin d'empêcher la stigmatisation des personnes souffrant de maladies mentales, et en lisant une étude scientifique sur le sujet, on comprend bien que la dépression, par exemple, n'est pas un simple caprice. Mais abordons-nous réellement la dimension sociale, structurelle de la question ? Autrement dit, il faudra peut-être s'inspirer du facteur «stigmatisation» pour reconnaitre que notre mode de vie, avec ses impératifs et ses discours culpabilisateurs, est trop souvent une source d'épuisement, d'anxiété et de dépression. Après tout, la santé mentale est le résultat de relations complexes entre des facteurs biologiques, psychologiques, sociaux et environnementaux. Alors que la recherche de «solutions» devrait logiquement nous orienter vers une remise en question du système d'exploitation dans lequel les maladies mentales battent leur plein, l'accent est souvent mis sur l'adaptation ou la réintégration, donc sur une légitimation de ce système. Prendre une «pause» de travail, pratiquer le yoga, prendre sa pilule, rester productif. Tout va de soi.

La question de la santé mentale peut difficilement se penser sans les cultes de la performance et du travail, sans les rapports de force. Il ne s'agit pas d'imputer l'absurdité de l'existence au néolibéralisme, mais bien d'interroger les limites de celui-ci, ou plutôt ce qui le fonde. Sous un individualisme forcené, nous partons à la recherche d'une forme de bonheur en oubliant notre santé mentale en chemin. Il faudra résister à la logique néolibérale et considérer la dimension sociale de la santé mentale au-delà du «vas-y t'es capable», car peut-être bien que cette longue fascination pour le bonheur et les solutions individuelles simplistes trahit un certain mal de vivre collectif, comme si les livres de self-help se vendaient constamment parce qu'ils ne fonctionnent pas.

Pour aller plus loin :

- Jean-Laurent Cassely, « Pour être heureux, oubliez-vous! »,

- Céline Héquet, « Antidépresseurs: au-delà de la critique du Big Pharma »

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Mai 2017

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