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Céline, la littérature et sa «brûlante négation d'humanité»

La question Céline fascine autant que la question Heidegger, car un être, un artiste, un créateur, un philosophe fascine d'autant plus que sa part d'ombre donne le vertige.
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Henri Godard aurait pu naguère publier son À travers Céline, la littérature, dans la collection disparue juste après la mort de son directeur-fondateur, JB Pontalis, tant l'universitaire est lié à Céline vivant ou mort, l'écrivain qui l'occupa le plus, bien devant Malraux. Mais quoi de mieux que la collection Blanche de Gallimard, qui tient du mythe. Un tel texte est rare chez un critique, car soit il n'y eut qu'une rencontre intellectuelle, le plus souvent post-mortem, soit il y eut un vrai lien, amitié, admiration, détestation. Dans le cas de Godard, il y eut un unique échange de quelques secondes avec le Grand-Ecrivain, devant sa maison de Meudon un matin du printemps 1959. Longtemps après, l'universitaire devenu son éditeur dans la Pléiade, eut de fréquentes rencontres avec Lucette, sa veuve. Roger Stéphane raconta "son" Malraux (Gallimard, 1984), Jean Daniel "son" Camus. Julien Hervier n'a pas raconté "son" Jünger mais en a établi la biographie (Fayard, 2013).

Godard a donc réussi avec brio à transcrire en littérature la rencontre littéraire qui décida le plus clairement de son travail éditorial entre le début des années 1970 et aujourd'hui. Nous avons bien compris l'axe du travail d'Henri Godard dans ce dernier livre, littéraire avant tout, mais inséparable d'un second axe, celui du Céline scandaleux avec "cette brûlante négation d'humanité" (112) qui obère le seul génie, pour interroger l'homme et l'œuvre, mais aussi la légitimité d'une admiration littéraire, qui fait bien la part des choses entre le grand style et l'infamie. Comment passer de l'un à l'autre? Comment servir l'un en oubliant l'autre? Le second n'entache-t-il pas à jamais l'œuvre? Voici quelques-unes des questions que pose l'auteur le plus lucidement possible. Rajoutons à ces questions un dernier lien historique personnel entre Godard et Céline, celui d'avoir vécu des bombardements, car né en 1937 l'auteur a vécu les bombardements alliés sur la France, que Céline vécut aussi dans l'Allemagne nazie agonisante entre 1944 et 45.

Il y a bien une "poétique de Céline" (Tel, Gallimard, 2014) pour reprendre le titre de Godard depuis le Voyage au bout de la nuit jusqu'à D'un château l'autre, Féérie d'une autre fois(Folio), Nord (Folio), il y a bien un style qui révolutionna la langue française, mais il y a beaucoup plus. En quelques mots uniques dans toute son oeuvre, Levinas a, en 1934, défini ainsi le génie célinien qui est "d'avoir, grâce à un art merveilleux du langage, dévêtu l'univers, dans un cynisme triste et désespéré" (De l'évasion, biblio essais, LGF, p. 112). Il y a beaucoup dans ces mots: "triste et désespéré". Style de Céline à la fois oral et parlé, fait de syncopes, d'anacoluthes, de synecdoques, d'argot, balancé dans des phrases qui disent la dérision, la provocation, la rage, la poésie aussi comme ici dans la bouche de Bardamu: "Les hommes, ça les rend méditatifs de se sentir devant l'eau qui passe."

Mais à y réfléchir, en littérature, s'il y a assurément un génie de Céline, il y a aussi d'autres prosateurs hors norme qui ont participé de cette révolution de la langue française. Je nommerai Bloy d'abord, dont la mystique hystérique a peut-être eu raison de sa gloire posthume, mais pourtant il revient parmi nous, puis Artaud, dont la relecture très récente de son Van Gogh le suicidé de la société (1947) m'a fait prendre conscience que Céline n'était pas seul et le mot de Picon cité par Godard, s'applique dans son infinitude à Antonin Artaud: "l'un des cris les plus farouches, les plus insoutenables, que l'homme ait jamais poussé." Certains n'ont pas pu ne pas réfléchir à une autre parenté qui nous avait déjà saisi: Kafka! Il y a tant d'éléments que nous ne pouvons ici analyser avec minutie, mais l'insaisissable symbiose ou syntonie entre le tragique et le comique, l'imbrication du sexe, de l'innocence des victimes, d'un pouvoir occulte qui obère tout salut ou toute justice, certes un moindre recours à l'argot allemand et l'absence totale de la Première Guerre mondiale, que Kafka n'a pas vécue, font la différence. Reste la cupidité des uns face au sans-défense des autres... Disons juste que dans la langue allemande, Kafka puis Brecht jouèrent le rôle que Joyce joua dans la littérature anglaise et Céline, Bloy, Artaud dans la littérature française.

Ces signes d'apocalypse, nous les trouvons en peinture bien sûr, mais aussi en musique depuis le dodécaphonisme de Berg, Schönberg, Webern parmi d'autres, sans doute aussi avec Poulenc et surtout Chostakovitch. Disons avec Godard que Céline fait donc époque (epochemachend comme disent les philosophes).

On suit avec avidité notre maître de lecture jusqu'à la page 74 "La crise de Bagatelles". Oui, sa lecture du pamphlet innommable nous saisit, nous empoigne, nous fait vomir - comme lui. "Ma réaction tenait plus d'une sorte d'horreur que de condamnation. Elle était de l'ordre d'un vacillement: ainsi, un homme qu'apparemment rien ne distinguait des autres - de moi -, qui n'était pas moins capable de compassion, pouvait à l'égard de certains autres hommes être capable aussi d'une telle intensité de haine. Un tel antisémitisme n'agresse pas seulement les juifs, il agresse au moment où il les lit quiconque lit ces injures, s'il n'est pas lui-même antisémite. Les mots employés étaient de ceux qui écorchent" (p.78).

Après une réflexion à vif, pour savoir s'il pouvait revenir à Céline, Henri Godard comprit qu'il était requis pour ainsi dire doublement, si je puis dire, puisqu'il partageait sa vie avec une femme juive - ce qu'il rapporte pour la première fois dans ces pages. Noble tâche s'il en est! L'ouvrage de Godard prend ici un articulation dramatique pour rendre compte de la terrible cohabitation dans la même œuvre d'un écrivain qui révolutionna la langue française dès 1932 - comme Bloy l'avait fait sans doute le premier, dès la fin du XIXe siècle avec ses premiers romans - avec celui qui exsudait par tous les pores de sa peau d'écrivain, de sa peau d'homme, une "brûlante négation d'humanité" (112).

Les questions soulevées par H. Godard dans ce livre capital méritent la plus extrême attention alors que les Cahiers noirs de Heidegger sont publiés en Allemagne avant de l'être en France et alors que se pose de plus en plus ouvertement la libre publication des pamphlets dans notre pays, souhaitée par Godard, mais pas seulement lui.

Ce que Henri Godard nous donne à comprendre par-delà sa condamnation la plus absolue des textes de pure haine d'une certaine humanité (au premier rang de laquelle Juifs et francs-maçons) et du fait qu'il soit devenu le grand célinien qu'il est, l'éditeur de ces grands romans, de sa correspondance, mais aussi d'un texte capital de l'écrivain, trop peu connu, Mea culpa - publié depuis ses états préparatoires jusqu'au texte définitif de 1936 (Du Lérot éd. 2011) - est qu'il y a urgence à publier Tout Céline, qu'on ne peut plus interdire la part d'ombre d'un homme qui a de plus en plus de lecteurs de par le monde. Il faut donner à étudier Tout Céline, comme les éditeurs allemands, profitant de l'arrivée dans le domaine public du texte le plus édifiant, le plus intime d'un Heidegger antisémite jusqu'à la moelle, qui viennent de le publier.

La question Céline fascine autant que la question Heidegger car un être, un artiste, un créateur, un philosophe fascine d'autant plus que sa part d'ombre donne le vertige. Comment a-t-on pu si sûrement soutenir encore et toujours celui qui se fit envers et contre tout (et tant d'humains) le gardien, l'aède de la question de l'Être, et de sa Parole en tant qu'elle est "la maison de l'Être" et proclamer comme le fait encore Badiou que l'on peut être un des plus grands philosophes tout en étant ou ayant été au choix antisémite ou philosémite, Résistant ou nazi, colonialiste ou anticolonialiste, voire pourquoi pas défenseur de l'esclavage et par surcroît en faveur de l'apartheid? Mais quel terrifiant philosophe est celui qui serait ou aurait été nazi, stalinien, défenseur des Khmers rouges et pourquoi pas des Hutus génocidaires ! Quelle philosophie fonder sur un pareil être humain? Alors la question se lève de savoir si cet écrivain-ci est plus acceptable que ce philosophe-là?

Pourtant à peine avons-nous dit cela, qu'il me souvient comment, un jour, George Steiner répondit à Antoine Spire sur la question. Il lui cita le mot de Hans Gadamer au centenaire du philosophe, que l'on peut bien sûr contester, car en ce domaine, seules l'interrogation, la protestation à l'encontre des réponses imposées, valent la peine. Gadamer avait répondu à une longue série d'attaques: "Assez de tout ça, c'est si simple. Pourquoi toutes ces explications torturées, historiques: Martin Heidegger était le plus grand des penseurs et le plus petit des hommes." Steiner ajoutait: "Vous direz: 'Ce n'est pas une explication!" C'en est une! Elle n'est pas mauvaise! Du tout! Elle a beaucoup de sens commun" (Barbarie de l'ignorance, Paris, France Culture/éditions de l'Aube, 2000, p.51).

Voilà donc ce qu'À travers Céline, la littérature, nous dit Godard avec autant de force.

Dans la seconde partie du livre, Henri Godard se consacre à une analyse de la poétique de Céline (sans pour autant que soit effacé soudain le souvenir de l'abomination de l'autre Céline). Dans ces chapitres puissants, convaincants, il nous fait entrer de plain-pied dans Voyage au bout de la nuit. À quoi reconnaît-on qu'une pièce, un roman, des mémoires, un journal, appartiennent à la littérature? À ce qu'ils conduisent "à une délivrance" (1929), "posent une question" (1932) dira le romancier, et Godard de rappeler la mise en garde de Malraux: "Si, comme on l'affirme, le romancier créait pour s'exprimer, ce serait plus simple. Mais vous savez que je pense qu'il s'exprime pour créer, comme tout artiste" (153-154). Le mot délivrance apparaît aussi sous la plume de Malraux à la fin des Voix du silence (1951) à propos de l'art mondial et du Musée imaginaire. "Chacun des chefs-d'œuvre est une purification du monde" ajoutait-il (OC IV, Ecrits sur l'art I, La Pléiade, Gallimard, 2004, p.897). Voyage au bout de la nuit est une purification du monde dans ce sens-là, dont la fonction n'est pourtant pas de rédimer la " brûlante négation d'humanité".

L'art est impuissant à expliquer ces "déferlements massifs de haine" qui épouvantent encore Artaud à la dernière page de son Van Gogh (L'imaginaire, Gallimard, p. 94) et qu'incarnent Bagatelles pour un massacre. Mais il s'agit d'un non-livre, d'un écrit génocidaire qui ne connaîtra ni délivrance ni purification tant que le monde sera monde... C'est aussi pour cela qu'il faut les rééditer sans tarder, ces pamphlets, avec des analyses indiscutables, dirimantes, face à toute tentative des négationnistes d'en faire des métaphores.

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Collection Blanche, Gallimard

Parution : 27-03-2014

M. de Saint-Cheron est philosophe des religions, dernière publication, Du juste au saint. Ricoeur, Levinas, Rosenzweig (DDB, 2013).

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