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Et si la Constitution tunisienne n'était qu'un cheval de Troie?

Quasi unanimement, les médias ont accueilli la nouvelle Constitution tunisienne comme une révolution copernicienne en matière de démocratie, de liberté et de respect des droits de l'homme. Les Tunisiens aspiraient à des "droits objectifs", mais ont leur a offert des "droits subjectifs".
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Quasi unanimement, les médias ont accueilli la nouvelle Constitution tunisienne comme une révolution copernicienne en matière de démocratie, de liberté et de respect des droits de l'homme. À croire que cette Constitution a été faite beaucoup plus pour susciter ce genre d'unanimisme que pour répondre aux revendications réelles du peuple tunisien, qui ne s'est pas insurgé pour avoir une nouvelle Constitution, ni même une assemblée constituante, mais pour conquérir la justice sociale et obtenir le droit au travail, condition sine qua non de la dignité et de la liberté. Les Tunisiens aspiraient à des "droits objectifs", mais ont leur a offert des "droits subjectifs", pour emprunter ces catégories à la terminologie marxiste.

Dans cette nouvelle euphorie médiatique, après celle du "printemps arabe" qui a tourné au cauchemar islamiste, ce n'est plus la Turquie d'Erdogan qui est le modèle archétypal de l'islamisme "modéré", mais la Tunisie de Ghannouchi. Ternie par la vague de répression et par la corruption qui gangrène son système politique et économique, la Turquie aux ambitions néo-ottomanes a été déclassée au profit de l'idéal type tunisien, qu'on a érigé en modèle idoine sans prendre la peine d'établir le bilan social, politique, économique et sécuritaire des trois années écoulées, ni même d'analyser dans leur clair-obscur les 149 articles de cette Constitution interminable et bien trop syncrétique et hétérogène pour être authentiquement libérale. De l'État qui soutient le sport (article 43) à l'écologie (article 45), en passant par le dialogue des civilisations (article 42), le développement durable (article 12) ou l'obligation de l'État à "enraciner l'identité arabo-musulmane" (article 39), tout y est dans cette ratatouille constitutionnelle afin que tout le monde puisse s'y retrouver, y compris nos partenaires occidentaux.

Tout y est sauf l'essentiel qui fonde un État de droit civilisé et sécularisé, à l'éthique et à la normativité sinon résolument laïques, du moins compatibles avec le positivisme juridique et l'humanisme universaliste. Cet essentiel se résume à trois mesures qui auraient alors justifié l'unanimisme médiatique: l'inscription de la Charte universelle des droits de l'homme dans le préambule de la Constitution, l'abolition de la peine de mort, et la distinction, pour ne pas dire la séparation, du religieux et du politique, impératif de la sécularisation, signe de la modernité et condition nécessaire d'une démocratie saine, fiable et à l'abri des tentations théocratiques.

Certes, la nouvelle Constitution aurait pu être bien pire. Galvanisé par une victoire électorale qui n'a pas encore livré tous ses secrets, le chef des Frères musulmans tunisiens avait déclaré dès 2011 que la charia serait l'une des sources de la Constitution. Il a dû par la suite revoir à la baisse son inclination théocratique, non guère parce que les islamistes tunisiens sont pour le monde arabe ce que les démocrates chrétiens sont pour l'Europe, ou que l'islamisme est soluble dans la démocratie, comme l'affirme une certaine légende médiatique, mais parce que la société civile, principalement sa composante féministe, s'est mobilisée pour défendre ses acquis hérités de l'ère Bourguiba, que son successeur a eu le mérite de maintenir et de consolider.

D'où mon étonnement et ma consternation de lire dans certains grands quotidiens parisiens que la nouvelle Constitution tunisienne est un chef d'œuvre démocratique et une avancée exceptionnelle au sein du monde arabe, parce qu'elle stipule que "Les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en devoirs" (article 21). On feint d'ignorer ainsi, ou on oublie que la Tunisie était, en effet, une exception arabe et islamique depuis 1956, année de la proclamation par décret beylical de l'égalité entre l'homme et la femme et de l'abolition de la polygamie. On occulte le fait indéniable que c'est à l'aube de l'indépendance et grâce au génie réformateur de Bourguiba, qui n'était alors que premier ministre, que cette égalité s'est imposée à une société soumise, par atavisme culturel et ignorance, aux injonctions d'une chaste religieuse réactionnaire et polygame. Bourguiba avait eu la clairvoyance et l'audace politique de traduire en acte les aspirations des réformistes tunisiens, notamment Tahar haddad qui, dès 1930, publiait son célèbre essai "Notre femme dans la charia et dans la société".

On a également magnifié cette Constitution parce qu'elle "garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes" (article 6). On oublie là aussi que dans son article 5, la Constitution du 1er juin 1959 stipulait que "La République tunisienne garantit l'inviolabilité de la personne humaine et la liberté de conscience et protège le libre exercice des cultes". Mieux encore, si les zélotes de l'islamisme "modéré" avaient pris la peine de consulter l'histoire d'un pays dont ils se disent spécialistes, ils auraient appris que la liberté de conscience et de culte était déjà inscrite dans la Constitution du 26 avril 1861!

Ce qui a en revanche échappé aux zélateurs de cette Constitution "exceptionnelle", c'est l'article premier qui laisse planer l'ambiguïté sur l'islam comme religion du pays ou de l'État. C'est aussi la première phrase de l'article 6, à savoir que "L'État est gardien de la religion", mission sacerdotale qui n'existait point dans la Constitution de 1959 et qui est en parfaite contradiction avec le préambule de la nouvelle Constitution qui indique que "l'État est civil"! Est-ce la vocation d'un État civil de protéger la religion, qui plus est s'engage "à protéger les sacrés et à interdire d'y porter atteinte"? Et que les essentialistes et les culturalistes ne justifient pas ce paradoxe criant en invoquant hypocritement la sacro-sainte spécificité identitaire tunisienne. Non, l'islam n'a pas besoin de gardien, que celui-ci soit un individu, un parti, une institution religieuse ou, encore moins, un État. Et ce n'est pas un philosophe égaré dans les Lumières qui le dit mais Allah lui-même: "Nous avons fait descendre le Coran et Nous en sommes les gardiens exclusifs" (sourate 9)! Toute alliance du religieux et du politique, du spirituel et du temporel, du sacré et du profane, mène à moyen et long termes à la disparition du religieux et la destruction du politique. Comme l'avait si justement écrit Tocqueville, "En s'unissant aux différentes puissances politiques, la religion ne saurait contracter qu'une alliance onéreuse. Elle n'a pas besoin de leur secours pour vivre, et en les servant elle peut mourir".

Nonobstant tous ses artifices libéraux et ses oxymores progressistes, tout indique que la nouvelle Constitution tunisienne a été faite pour anesthésier les Tunisiens et séduire les Occidentaux. Le plus troublant dans cette Constitution, c'est son inclination à la perfection. Or, en politique comme en philosophie, ce qui est parfait est intrinsèquement totalitaire ! Le Coran aussi est un corpus parfait et cette perfection est même considérée comme un dogme islamique. Et pourtant, certains obscurantistes ont fait du Coran un manuel de barbarie et un guide pour terroristes ; alors que d'autres, depuis l'aube de l'islam, en avaient extrait un hymne à la tolérance, à la haute spiritualité et à l'humanisme. Tout est donc question d'interprétation et de praxis, et cela vaut aussi bien pour le Coran que pour la nouvelle Constitution tunisienne.

"Notre Constitution est le Coran", telle est la devise fondatrice et l'essence même de l'idéologie des Frères musulmans dès leur création en 1928, une idéologie fondamentalement théocratique et totalitaire. Son représentant tunisien le sait si bien que lors d'une rencontre en octobre 2012 avec ses partisans salafistes, qui redoutaient une Constitution non conforme à la charia, il a eu cette phrase symptomatique pour leur expliquer sa stratégie: "Quand est-ce que les textes constitutionnels ont-ils ligoté les États"? En d'autres termes, faisons aux laïcs et aux femmes toutes les concessions, répondons à toutes les attentes de l'Occident, et lorsque nous serons suffisamment forts et à l'abri d'un retournement de situation à l'égyptienne, nous réaliserons notre projet islamiste. Une stratégie que l'on pourrait confondre avec le gradualisme gramscien ou la politique des étapes chère à Bourguiba, mais qui est en fait une tactique propre à la secte des Frères musulmans et qui s'articule autour de la duplicité, du secret et de la taquiyya.

Comme le dit si bien Ghannouchi, les textes constitutionnels n'ont jamais ligoté les États. Les dérives autoritaires ou totalitaires des États n'étaient pas des dérives de leurs constitutions, qui étaient d'ailleurs souvent parfaites, mais des déviations des hommes au pouvoir. Les constitutions ne sont que l'énonciation de principes généraux et fondamentaux qui sont censés se traduire par la suite en lois, en règles de droit et en actions politiques. Selon Carl Schmitt, l'éminent juriste allemand dont la "Théorie de la Constitution" offrait une doctrine systématique de l'État de droit démocratique et parlementaire et dont la théorisation de l'inviolabilité de la Constitution n'a pas empêché de se fourvoyer par la suite dans l'apologie de l'État hitlérien, "la constitution de Weimar fut belle, presque parfaite juridiquement, mais trop belle encore pour être politique". C'est cette Constitution-là qui a permis la transition graduelle de la République de Weimar au Troisième Reich et qui a fourni à un malade mental l'occasion d'usurper démocratiquement le pouvoir.

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