Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Vers un essor du nationalisme numérique

Avec l'affaire Snowden, c'est l'idée de la nécessité pour les États de repenser leur rapport aux nouvelles technologies qui se fait insistante. Le cyberespace est politique, les États doivent agir en conséquence sans pour autant renier les idéaux du Web, où le cybernaute doit avoir une liberté d'initiative irréfragable.
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.

L'affaire Edward Snowden, qui n'est toujours pas terminée si l'on en croit les dernières informations faisant état de milliers de documents transmis par Snowden à un journaliste du Guardian en attente de publication, a été essentiellement traitée sous l'angle de l'espionnage, de la violation de la vie privée.

La NSA a ainsi été accusée d'outrepasser ses droits pour entreprendre des écoutes sur des citoyens américains et non-américains, mais également à l'encontre d'organisations européennes entre autres. Les médias se sont ainsi focalisés sur la réalité de ce que certains appellent le «big brother numérique» américain, capable d'agir sur l'ensemble de la planète, faisant fi des frontières terrestres et politiques, rappelant ainsi l'idée d'un Internet mondial.

Pourtant, sans sous-estimer la réalité des problèmes politiques et éthiques en matière d'espionnage qu'a révélé Snowden (même s'il est clair qu'il n'y aura que d'infimes changements opérés sur ce sujet par Obama), il convient de s'attarder sur ce qui a permis à un pays une capacité d'écoute et de surveillance à une telle échelle. Internet est souvent présenté comme un outil mondial, accessible à tous facilement, permettant d'interagir rapidement avec une personne à l'autre bout de la planète. La Toile est ainsi à la fois désincarnée et internationalisée, laissant croire à une égalité de fait entre les cybernautes: rien n'est plus faux !

Historiquement, ce sont les États-Unis qui ont posé les bases de l'informatique, des outils numériques et des technologies de communication, dont Internet fait partie. Certes, d'autres pays ont participé à cette aventure avec des projets souvent intéressants et performants, à l'image de la Russie ou de la France, mais sans jamais parvenir à contester la suprématie numérique américaine. Celle-ci est très facilement visible: aussi bien au niveau du hardware que du software, les États-Unis hébergent les entreprises les plus puissantes de la planète: HP, Cisco, Apple, Microsoft. Néanmoins, d'autres pays entendent remettre en cause cette hyperpuissance numérique américaine, à l'instar de la Chine avec Lenovo (qui a racheté il y a plusieurs années la branche ordinateurs grand public d'IBM) et de la Corée du Sud avec Samsung à la croissance surprenante, même si les États-Unis font tout pour freiner le développement de cette société sur leur sol grâce à des procédures judiciaires.

L'Europe est la grande absente de cette guerre économique, voire d'influence, entre géants numériques. Lors d'un colloque à Dublin dans le cadre de l' «Année numérique européenne» en juin 2013, j'ai été frappé par l'absence de leaders européens: la quasi-intégralité des conférenciers nous présentant des technologies en matière de cybersécurité représentait des entreprises américaines, alors même que l'objectif des séminaires était de proposer des politiques européennes! L'affaire Snowden a montré la vulnérabilité des puissances occidentales à l'égard des États-Unis, alors même que pour la plupart, il s'agit d'alliés. Une prise de conscience de l'urgence d'agir se fait jour : dans un entretien accordé au Frankfurter Allgemeine Zeitung et paru le 17 août 2013, la chancelière allemande Angela Merkel déclare: «En tant que chancelière, je suis préoccupée par la question des capacités dont nous disposons dans le domaine des technologies de l'information, en Allemagne et en Europe par rapport aux autres. Assurer un niveau allemand de protection des données est toujours plus difficile quand ces données sont transportées par des entreprises étrangères avec des technologies non européennes, tant dans le soft que dans le hardware. (...) Nous devons ensemble, les Européens, travailler pour surmonter notre dépendance face aux Américains et aux Chinois et proposer des technologies puissantes».

La chancelière Merkel résume en peu de mots l'immense problème qu'a révélé indirectement Snowden: en ne cherchant pas à se doter de ses propres outils numériques, aussi bien en matière de hardware et de software, les Européens se sont créé une dépendance vis-à-vis des Américains, dépendance dangereuse, car capable de fragiliser leur souveraineté nationale. En effet, comment juger de la puissance d'un pays qui n'a pas le contrôle sur l'information qu'il crée? Comment accepter que les milliards de données créées par des citoyens soient stockées et surveillées par un pays tiers?

Jusqu'à présent (c'est-à-dire avant que n'éclate le scandale PRISM), les États-Unis se présentaient comme le garant de l'intégrité du Web, fustigeant les pays cherchant à créer leur propre Internet, à l'instar de l'Iran ou de la Chine, les présentant comme des ennemis de la liberté d'expression. Même s'il est vrai que la création d'un vaste Intranet national peut servir à contrôler une partie de sa population, c'est aussi un moyen de se prévenir de toute ingérence étrangère. Les récents événements ont montré que la stratégie chinoise n'était pas aussi irresponsable que présentée jusqu'à présent.

Le billet se poursuit après la galerie

Terre du pas si libre

Les détournements de l'affaire PRISM

Les États-Unis, sous couvert d'un Internet internationalisé, ont en réalité œuvré à la création d'un Internet américanisé, refusant systématiquement les propositions d'autres puissances, russe et chinoise principalement, d'une gouvernance numérique mondiale dans un système proche de ce qui est fait à l'ONU, au prétexte que ce pourrait être l'occasion pour des régimes non démocratiques d'influencer le destin d'Internet. Rappelons au passage que dans de nombreux documents doctrinaux américains, principalement ceux du département d'Etat, Internet est présenté comme un vecteur de démocratie, qu'il convient de développer dans tous les pays où la liberté d'expression est compliquée. Soulignons cependant qu'Internet n'est qu'un outil, rien de plus, et qu'il ne saurait à lui seul lancer des révolutions, contrairement à ce qui a pu être pensé lors des Printemps arabes, où des journalistes parlaient de «révolutions 2.0»...

Tant que l'on croyait - naïvement - que les États unis aspiraient à un monde numérique juste et démocratique, leurs technologies ont envahi nos sociétés: grâce à une force de frappe commerciale sans équivalent, les sociétés américaines ont réussi à remporter des marchés colossaux sur tous les continents, apportant leur savoir-faire en matière d'infrastructures (câbles sous-marins pour les connexions internet, surveillés par ailleurs par la NSA), de logiciels avec le quasi-monopole de Microsoft avec Windows et de services Web avec Google, Facebook et Amazon. La qualité des produits proposés a séduit à la fois le grand public, mais aussi les structures administratives des États qui ont ainsi adopté des technologies étrangères sans s'inquiéter plus que ça des conséquences éventuelles d'une telle démarche. Ainsi, le système d'exploitation Windows est utilisé au sein des ministères français, dont celui de la Défense, alors même que Microsoft ne s'est jamais caché au sujet de sa collaboration avec la NSA pour la conception de ce logiciel! Quid des possibilités d'espionnage offertes aux États-Unis à l'encontre de leurs alliés?

Le problème est d'une ampleur comparable avec les services Web tels que Google et Facebook dont la croissance et la richesse proviennent des informations que nous stockons sur leurs serveurs; nous participons ainsi directement à leur puissance, sans se soucier outre mesure de l'exploitation de nos informations personnelles par des tiers, alors que cela est mentionné dans le contrat d'utilisation accepté à chaque inscription sur un site.

La donne risque de changer suite à l'affaire Snowden, qui pourrait bien constituer une rupture dans l'histoire récente du cyberespace. Les États-Unis ne vont pas bouleverser leurs règles, la réforme annoncée par Obama au sujet de la vie privée ne sera que minime, sans modifier réellement les prérogatives des agences de renseignement. En revanche, et c'est cela qui inquiète actuellement les autorités et les entreprises américaines, c'est l'émergence d'un mouvement venant de différents pays cherchant à se doter de technologies nationales, dont ils auraient ainsi le contrôle, ne dépendant plus ainsi entièrement des États-Unis. Avec un cadre législatif cohérent, à même de préserver la vie privée des cybernautes, les pays intéressés (Allemagne, France, Brésil, etc...) pourraient appuyer leurs entreprises numériques nationales qui n'ont rien à envier en termes de talents à leurs homologues américains. Ce serait en outre un levier de croissance certain et non négligeable en ces temps de crise économique. A une autre échelle, une politique numérique européenne permettrait de renforcer l'idée d'appartenance à l'Union européenne, mais il est fort probable malheureusement que plusieurs pays cèderont devant le puissant lobbying américain.

Avec l'affaire Snowden, c'est l'idée de la nécessité pour les États de repenser leur rapport aux nouvelles technologies qui se fait insistante. Le cyberespace est politique, les États doivent agir en conséquence sans pour autant renier les idéaux du Web, où le cybernaute doit avoir une liberté d'initiative irréfragable.

VOIR AUSSI SUR LE HUFFPOST

Avril 2018

Les billets de blogue les plus lus sur le HuffPost

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.