Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

La bataille idéologique de Vladimir Poutine

Quoiqu'on pense de Vladimir Poutine -- et on est rarement neutre à son sujet --, l'habileté et la dimension stratégique de ses discours interpellent et constituent une véritable mine d'or pour qui souhaite mieux comprendre un chef d'État dont l'ambivalence voire la duplicité rendent parfois difficiles le décryptage de ses intentions réelles.
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.

Quoiqu'on pense de Vladimir Poutine -- et on est rarement neutre à son sujet --, l'habileté et la dimension stratégique de ses discours interpellent et constituent une véritable mine d'or pour qui souhaite mieux comprendre un chef d'État dont l'ambivalence voire la duplicité rendent parfois difficiles le décryptage de ses intentions réelles.

Son dernier grand discours prononcé le 9 mai dernier à l'occasion des commémoration de la fin de la Seconde Guerre mondiale, n'échappe pas à la règle. Plein d'emphase, de lyrisme, de vibrations patriotiques, il a aussi été l'occasion, pour le président russe, d'adresser un certain nombre de messages aux dirigeants occidentaux.

Bien-sûr, Poutine a souligné combien la "Grande Guerre patriotique" (le nom que donnent les Russes à la Seconde Guerre mondiale) a marqué, éprouvé et endeuillé la Russie et les Russes. "La Grande Guerre Patriotique fut en fait la bataille pour l'avenir de l'humanité tout entière", a-t-il rappelé. "Nos pères et nos grands-pères ont subi des souffrances, des privations et des pertes indescriptibles. Ils ont œuvré jusqu'à l'épuisement, jusqu'aux limites de la capacité humaine. Ils se sont battus jusqu'à la mort. Ils ont montré un exemple d'honneur et de véritable patriotisme."

Cependant son discours contient un autre propos. Plus fondamental, plus politique aussi. Poutine a d'abord tenu à marquer sa "reconnaissance envers les peuples de la Grande-Bretagne, de la France et des États-Unis d'Amérique pour leur contribution à la victoire" (on notera qu'il rend hommage aux "peuples", pas aux gouvernements...). Il s'est réjoui aussi des initiatives d'après-guerre pour préserver la paix et la stabilité, comme la création de l'ONU et la mise en place d'un système de droit international.

Mais après cette concession, le propos perd en optimisme et prend une allure plus menaçante : "Cependant, dans les dernières décennies, les principes de base de la coopération internationale en sont venus à être de plus en plus ignorés. Ce sont les principes qui ont été durement gagnés par l'humanité à la suite des épreuves de la guerre mondiale. Nous avons vu des tentatives visant à établir un monde unipolaire. Nous voyons le bloc de la force brute prendre de l'ampleur. Tout cela porte atteinte à un développement mondial durable."

Pour Poutine, l'une des grandes leçons de la Seconde Guerre mondiale est qu'un système international où un acteur se singularise par ses prétentions hégémoniques ne peut que mettre à mal la stabilité et la paix. La méthode est particulièrement habile : il retourne contre l'Amérique, sans jamais la nommer, ses propres arguments et sous-entend que la volonté universaliste américaine -- traduite dans son langage par l'expression "bloc de la force brute" -- et la tentation de l'unipolarité sont les principaux facteurs de risque pour la stabilité du monde.

Face aux États-Unis et à une Europe qu'il considère comme vassalisée, Poutine défend un système international reposant sur la souveraineté et l'égalité entre les nations : "La création d'un système de sécurité égal pour tous les États devrait devenir notre tâche commune".

Cette "doctrine Poutine", fondée sur la défense de la souveraineté, de l'égalité entre les nations et sur le refus de l'universalisme, n'est pas neuve. Voici ce qu'il déclarait le 24 octobre dernier devant le club Valdaï, un forum annuel et incontournable en Russie : "La recherche de solutions globales s'est souvent transformée en une tentative d'imposer ses propres recettes universelles. [...] La notion même de 'souveraineté nationale' est devenue une valeur relative pour la plupart des pays". Le 4 décembre 2014, devant le Parlement russe, Poutine défendait cette même vision en s'en prenant directement à l'Europe : "Si pour certains pays européens la fierté nationale est une notion oubliée depuis belle lurette et la souveraineté, un luxe inabordable, pour la Russie la souveraineté nationale réelle est une condition sine qua non de son existence".

Sincère ou pas, cette vision a le mérite de la cohérence et plus encore de l'efficacité. Car il faut être aveugle pour ne pas voir combien cette rhétorique séduit au sein même de l'Europe. Les souverainistes, les anti-américains, les conservateurs : nombreux sont ceux qui se font le réceptacle et le relai de la doctrine Poutine. Ce n'est pas un hasard si les photos mettant en scène le "tsar" (à cheval, au judo, à la pêche) se font de plus en plus rares : la séduction n'est plus dans la mise en scène et les images, mais dans la rhétorique. Dans un livre passionnant paru en février dernier (Dans la tête de Vladimir Poutine, Solin/Actes Sud), l'écrivain Michel Eltchaninoff analyse de manière très documentée les sources idéologiques (les slavophiles, les eurasistes, même le grand philosophe humaniste chrétien Berdiaev) dans lesquelles puise un homme qui a compris mieux que quiconque le pouvoir de mobilisation des grands mythes nationaux et de leurs plus illustres narrateurs.

C'est peut-être là la plus grande force -- insuffisamment soulignée -- du président russe, qui a compris que la bataille ne se jouait pas seulement dans la négociation et les rapports de force politique, mais aussi dans la bataille des esprits et des idées.

VOIR AUSSI SUR LE HUFFPOST

Avril 2018

Les billets de blogue les plus lus sur le HuffPost

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.