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Lettre entrouverte à mon conjoint

Tu le sais depuis des années: je suis autiste. Chaque dodo ailleurs est unalcoolisé qui m'amène migraines et étourdissements d'ivresse sensorielle.
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Tu sais, lors de notre déjà lointain week-end en amoureux à St-Sauveur, durant le dernier festif temps des fêtes, je ne t'ai pas vraiment tout dit. Je suis secrète comme ça bien souvent. Parfois. Parfois trop même. Juste pour ne pas te blesser sauvagement, déranger ta quiétude ou te faire sentir outrageusement mal. Parce que te créer des malaises inattendus, je le fais avec une digne perfection, chaque jour, au détour d'une phrase malhabile, d'un événement fortuit qui me dérange, d'un changement d'habitude apparemment dérisoire qui me fait basculer dans une dérive totale sans crier gare, aéroport ou zone portuaire. Survient alors une perte de patience de ma part, dont tu paies la note avec des intérêts composés en addition.

Nous avions choisi ce week-end de fin décembre pour décrocher sereinement du plat train-train journalier, zieuter une configuration de 4 murs et plafond assortis autres que ceux qui meublent nos habituels samedis et dimanches hivernaux. Bref, prendre des vacances bien méritées de notre barbante routine et se donner l'illusion d'avoir nous aussi eu des vacances de Noël.

Quand j'entre dans une chambre d'hôtel, je hume tout, de tous mes sens. Je repère chaque meuble, redresse un cadre, tourne en rond comme un félin qui explore un nouveau territoire et se familiarise avant de tapoter l'herbe pour s'y coucher en rond. J'ouvre tous les tiroirs, j'inspecte si l'habituelle bible est là, je tâte et respire les échantillons de shampoing de toute fragrance, alors que je ne les utilise pas. Puis, je m'installe. Quelques articles de toilette alignés sagement le long du lavabo, comme de petits soldats au garde-à-vous. La valise de «pharmacie» droite comme un «i», accoudée près du miroir. Tout le séjour, je ramasse derrière toi chaque objet qui vient saper la pureté du décor tel qu'il était au moment précis de notre intrusion dans le lieu soigneusement rangé.

Chaque dodo ailleurs est un punch alcoolisé qui m'amène migraines et étourdissements d'ivresse sensorielle. Un fond sonore différent, que tu ne perçois pas, car les dépaysements, tu aimes comme la majorité des gens d'ailleurs. Mais pour moi, chaque subtile différence est une information nouvelle à traiter avec vigilance. Des draps qui sentent la lessive avec une odeur abrasive et que je ressens jusque dans mes papilles gustatives, sans même avoir à les lécher. Cette texture d'un tissage de coton non familier sur ma peau, cet oreiller hostile que je repousse dès que possible pour installer mon oreiller Yubisaki, fourré de ses grains plastifiés, qui me suit comme un toutou en peluche. Juste parce qu'il s'avère être le seul qui me reconduit dans les bras nocturnes de Morphée avec une certaine satisfaction.

Tu le sais, le lendemain matin est sacré. Je dois me lever sans avoir bien récupéré, me préparer, lutter à bras le corps avec une douche que je ne maîtrise pas. J'ignore jusqu'à quel point je dois accorder ma confiance à ces serviettes de bain trop rugueuses. Je dois me recoiffer et me maquiller avec un éclairage et/ou une distance lavabo-miroir variable d'une fois à l'autre qui sont des obstacles vertigineux. Puis, je refais le tour de la chambre 4 ou 5 fois, certaine de ne rien avoir oublié, que les serviettes usagées sont bien dans la baignoire comme le prescrit l'usage, que tout verre sali est bien acoquiné avec ses semblables et non orphelin sur la table de chevet. Que la chambre paraît décemment propre, comme un lieu sacré que l'on n'a pas profané avec des miettes de croustilles et que la télécommande de la télé est bel et bien au centimètre près à la même place que lorsque je suis arrivée. Et l'heure du départ est aussi sacrée. Je regarde ma montre argentée toutes les deux minutes et je recommence à tourner en rond. Je suis anxieuse d'être en retard et de déroger illégalement au règlement. Crainte de déborder du temps indiqué et de me faire rabrouer par la direction.

Ce week-end-là, je m'étais tellement promis d'être zen. Je me le promets toujours. Mais c'est une de ces promesses d'ivrogne qui ne tient jamais la route plus que quelques moments brefs, comme celle de ne pas crier en voiture quand tu colles une Mazda 3 rouge vif ou une Honda gris métallique de plus près que moi je le ferais si je détenais le volant. Comme de ne pas gérer tout instant avec la dureté d'un contremaître pointilleux responsable d'une chaîne de montage. Mais je n'y suis pas parvenue. Promettre de ne pas être anxieuse, je ne peux pas.

Cependant, j'ai consenti contre toute attente à improviser. Moi, je n'improvise jamais. Tout est calculé à la seconde près, l'heure et le lieu d'arrivée à un endroit minutieusement validé sur carte routière, GPS et Google Maps, la place où on peut se stationner si c'est possible, le montant d'argent liquide nécessaire en cas d'imprévus, où je m'assois pour être le moins dérangée par les sempiternels bruits ambiants et par le va-et-vient ineffaçable des passants. Improviser, c'est ma mort. Mais gâcher ton plaisir est également ma mort. Car je t'aime plus que tout et je tiens à ne pas rendre ta vie avec moi infernale.

En roulant vers notre destination, tu avais vu l'enseigne voyante d'un gros cinéma près de l'autoroute 15. Voir des films, tu adores. Moi également. Nous avons galéré pour retrouver la sortie nécessaire pour satisfaire ton envie légitime de prolonger le week-end encore un peu, puis nous avons repéré finalement l'annonce criarde du cinéma convoité. Mais rendus près du bâtiment, l'enseigne sur le toit se dérobait entièrement à notre vision et nous tournions en rond, continuellement en désaccord, sur l'emplacement réel, car aucune porte ne semblait afficher clairement l'entrée des lieux. Nous nous sommes maladroitement obstinés avec des mots lourds, pour retrouver le bon bâtiment, en zigzaguant dans des entrées qui semblaient toutes ne mener absurdement nulle part. Nous avons finalement garé agilement la voiture en lieu sûr, après un repérage approximatif. Tu étais soulagé, tout était rentré dans l'ordre pour toi. Moi j'étais fiévreuse de colère, de frustration, de tristesse et d'anxiété. Je débordais de partout comme une plante qu'on arrose trop mal et trop vite. Tu sais quand l'eau se met à fuir simultanément par le haut parce que la terre n'absorbe pas assez vite et par le bas par les trous d'irrigation qui annoncent une terre trop saturée en liquides.

Tu étais fébrile et content et tu as proposé le film qui, toi, te tentait. Moi, je n'avais pas d'alternative plus adéquate à proposer, les autres possibilités me déplaisaient de toute manière. L'heure de début du film était de moins de cinq minutes après notre arrivée. Tu le sais, j'aime arriver d'avance, souvent trop d'avance, aller au coin resto sans m'agiter, visiter sans pression la toilette publique et m'asseoir dans le cinéma sans bousculade, sans jambette, pour apprivoiser les lieux avant la projection. Comme le commerce ne prenait pas le paiement direct, alors on a gratté la petite monnaie à la hâte en manquant d'en échapper la moitié devant le guichet. Je tremblais trop. Je me sentais perdue et assommée. Mais tu avais tout de même besoin d'acheter à boire et à grignoter malgré le temps limité, alors que je disais sans ménagement que je ne voulais rien et que j'agrippais à deux mains la porte de la poignée de la salle en frémissant comme si j'allais m'effondrer raide morte.

Le film a débuté 30 secondes à peine après que j'aie pu déposer mon postérieur sur le siège au dossier trop rigide. J'ai constaté alors que j'aurais vraiment dû aller à la toilette avant tout et qu'il faisait vraiment trop glacial dans cette obscure salle presque vide. Je suis demeurée emmitouflée dans mon gris manteau d'hiver et le cou rentré dans mon foulard carrelé mauve et noir. Tu as tenté de me parler au début du film comme à ton habitude, de me murmurer avec complicité des mots d'esprit, comme tu le fais toujours et qui me font rigoler parfois pendant dix interminables minutes.

Mais je me suis impatientée, je t'ai jeté un regard qui poignarde et je suis devenue copine avec l'accoudoir opposé à ta position. À deux reprises, tu m'as demandé avec douceur si j'étais fâchée en touchant délicatement mon bras. J'ai doublement dit non très sèchement en m'agitant et sans te regarder. Malgré quelques tentatives agiles de m'aborder de nouveau, j'ai tabassé tes paroles de haussements d'épaules rapides et impatients, d'une moue renfrognée et de soupirs hautement agacés. Alors je te dois une explication, par amour pour toi.

Tu le sais depuis des années: je suis autiste. Cette course à relais imprévue, cette peur maladive du retard, l'impossibilité pour moi de me recalibrer et de prendre possession mentalement d'un nouveau territoire, la dispute pour le stationnement, l'envie d'uriner qui occupait 60 % de mon cerveau durant toute la durée du film et qui faisait concurrence au froid agaçant qui occupait un autre bon 15 % de ma conscience, il ne me restait que 25 % de force pour suivre le film à temps partiel. Mon impatience n'était nullement contre toi. C'était juste trop à gérer. Je me retenais d'éclater en cris et en sanglots.

Se disputer pour des riens, tous les couples le font. Arriver à la dernière seconde, tout le monde le vit, certains à l'occasion, d'autres continuellement, c'est selon. Endurer un ou deux inconforts physiques, la plupart des gens savent les garder suffisamment en veilleuse et profiter dignement du moment présent sans nullement bouder leur plaisir. Mais moi, je ne le peux pas. Toutes ces informations éparses, ces sensations physiques qui m'étouffent trop fort, l'énergie dépensée à discuter parking sur un ton agressant, je ne peux mettre tout derrière moi d'un rythmé claquement de doigts. Tout ça, c'est mon présent et tout s'aligne en même temps. Un trou sans fond où mon énergie fuit de partout, comme un boyau d'arrosage perforé par un gamin malicieux.

Je tenais à tout te dire, car j'ai gâché ton moment. Tu as cru que j'étais irritée contre toi, mais j'étais surchargée. Goinfrée de trop de choses que je ne pouvais gérer en si peu de temps. Mon cerveau analyse tout, sans arrêt, classifie et organise. S'il n'a pas le temps, si mon corps m'envoie des messages inconfortables, rien ne va plus. Mais tu oublies, car mon autisme, lui, il est plus discret que ses manifestations.

Maintenant, je t'ai tout dit. Je sais que tu m'analysais sans méchanceté aucune avec tes yeux et tes critères standard et non avec ma réalité alternative. À tort, tu me croyais en colère. Mais j'étais rongée par l'anxiété, la détresse et absorbée par tout ce que je n'arrivais pas à contrôler en moi et autour de moi. Cette course infernale avec le temps et les sens, c'est mon quotidien, que dis-je, c'est l'histoire envahissante de chaque minute depuis le jour de ma naissance. Ton écoute, ta compréhension et ta patience, voilà tout ce dont j'ai infiniment besoin pour communiquer avec toi. Ne l'oublie jamais... même quand mes yeux et ma voix te repoussent avec intensité.

Veuillez noter que cette lettre est publiée avec l'approbation bienveillante de mon amoureux

Pour d'autres textes ou pour suivre les activités de l'auteure concernant la sensibilisation à l'autisme, vous pouvez consulter son site internet mjcordeau.com et son blogue 52 semaines avec une autiste Asperger

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