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«Tribus»: tout un univers dont on ne sait rien

Oeuvre de l'anglaise Nina Raine,raconte l'histoire d'un jeune sourd qui a grandi au sein d'une famille juive intellectuelle dont le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle est excentrique.
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J'ai des amis pour toutes sortes d'occasions. Ils sont comme des tiroirs que l'on peut ouvrir et où on trouve ce dont on a besoin. (J'espère d'ailleurs être moi-même ce genre de tiroir pour eux.) Ainsi, pour aller voir Tribus à La Licorne, une pièce qui traite de l'univers des sourds, j'ai fait appel à mon amie de longue date, R., détentrice d'un doctorat en éducation et qui a œuvré longtemps auprès d'enfants touchés par ce handicap. Et le fait qu'elle connaisse parfaitement le langage des signes québécois n'a pas été étranger à ma décision. Ha! Ha! Je me suis dit. On va voir ce qu'on va voir.

L'étonnement de R. a été sans borne lorsqu'elle a su que David Laurin, qui joue Billy, n'était pas sourd dans la vraie vie. Selon elle, sa maîtrise de la LSQ (Langue des signes québécoise), fluide et gracieuse, est quasi parfaite. Je me suis laissée dire que David Laurin a suivi des cours pendant un an et demi pour ce rôle. L'investissement des comédiens dans un rôle n'est donc pas un vain mot. Par contre R. a trouvé que lorsque Sylvia (Caroline Bouchard) traduit du langage des signes à la parole, elle le fait trop rapidement. Un interlocuteur comme elle devrait prendre le temps d'intégrer ce qui vient d'être signé avant de le communiquer de façon orale. Mais ce ne sont là que de doux reproches. Car cette pièce est vraiment bonne.

Oeuvre de l'Anglaise Nina Raine (qui, en passant, est la petite-fille de Boris Pasternark, j'adore ce genre de potin), Tribus raconte l'histoire d'un jeune sourd qui a grandi au sein d'une famille juive intellectuelle dont le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle est excentrique. Le père (Jacques L'Heureux) est un tyran domestique aux jugements sans appel, la mère (Monique Spaziani) est l'icône de la domesticité souffrante et enchaînée. Le fils Daniel (Benoit Drouin-Germain) est revenu vivre chez ses parents et travaille sur une vague thèse, sa sœur Alice (Catherine Chabot), également de retour à la maison, possède l'oreille absolue et veut se lancer dans une carrière de chanteuse d'opéra et Billy, et bien Billy est sourd et a appris à lire sur les lèvres, mais rate bien sûr la plupart des échanges qui s'effectuent à la vitesse d'un tir de mitraillette entre les membres de sa famille. Sa question fondamentale demeure : De quoi vous parlez? Et on ne lui répond jamais parce que ce serait trop long et trop compliqué. Comme on ne l'écoute pas davantage dans cette cacophonie où tout le monde palabre, débat et crie sans discontinuer.

Sa rencontre avec Sylvia, fille de parents sourds qui a donc appris à signer depuis son plus jeune âge et qui est en train de perdre l'ouïe, va tout faire basculer. Grâce à elle Billy comprend qu'il est coupé d'une culture qui existe et dont il fait partie sans le savoir. Alors que son père considère que le langage des signes constitue une secte qu'il qualifie de monde musulman des handicapés, Billy trouve enfin auprès de ses semblables une façon de communiquer efficacement qu'il n'a jamais pu entrevoir auparavant. Il fera son coming-out avec l'aide de Sylvia et, pour la première fois de sa vie, alors qu'il ne parle pas on l'écoutera enfin.

R. me disait que la hiérarchie décrite dans la pièce au sein de la communauté des sourds existe vraiment, ici au Québec. Il est préférable d'être sourd de naissance, de ne pas savoir lire sur les lèvres, ceux qui deviennent sourds au cours de leur vie ne sont pas considérés au même titre que ceux qui le sont depuis toujours. Oui, on pourrait penser qu'il s'agit là d'une forme d'intégrisme. D'ailleurs cette communauté est quasi invisible au sein de notre société. Et la plupart des parents d'enfants sourds insistent pour qu'ils reçoivent des implants cochléaires, niant ainsi leur différence, faisant complètement abstraction du handicap et les empêchant très souvent d'avoir accès au langage des signes. Les empêchant donc d'être ce qu'ils sont.

Tribus aborde toutes ces questions avec fracas et précision. C'est une pièce qui ne se gêne pas pour aborder des thèmes que l'on préférerait ignorer ou qui, croit-on, ne nous concernent pas. Mais qui nous permet de franchir l'invisible seuil d'un ailleurs qui est aussi ici.

Tribus : une production Lab87 en codiffusion avec La Manufacture, à La Licorne jusqu'au 19 septembre 2015.

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