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Rouge: Rothko et la couleur

est mis en scène de façon fort efficace par Serge Denoncourt. Dès le lever du rideau, on se retrouve à l'intérieur de l'atelier du peintre. Et tout y est, le désordre, les objets hétéroclites, les canevas, les pinceaux et les pots de peinture. Il n'y manque que l'odeur de la térébenthine.
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J'ai aperçu Phyllis Lambert à la première de Rouge, ce qui n'est pas étonnant puisque la pièce porte principalement sur la commande de tableaux faite à Mark Rothko à la fin des années 50 pour décorer le restaurant Four seasons du Seagram Building. La pièce de John Logan, parfaitement traduite par Maryse Warda, utilise un vocabulaire très visuel et est très certainement l'une des meilleures explications du Colour Field qu'a développé et perfectionné Mark Rothko tout au long de sa carrière de peintre. Je crois même que le texte de cette pièce devrait être mis entre les mains de tous les étudiants en Histoire de l'art. Ça les changerait des discours obtus d'un Clement Greenberg, critique, théoricien et promoteur de l'expressionnisme abstrait dont les propos distillent un incommensurable ennui.

Rouge est mis en scène de façon fort efficace par Serge Denoncourt. Dès le lever du rideau, on se retrouve à l'intérieur de l'atelier du peintre. Et tout y est, le désordre, les objets hétéroclites, les canevas, les pinceaux et les pots de peinture. Il n'y manque que l'odeur de la térébenthine (à quand le théâtre olfactif?) pour être complètement et irrémédiablement plongé dans cet univers. Germain Houde en Mark Rothko est absolument convaincant avec ses doutes, ses remises en question, son discours sur l'art et son sale caractère. Mikhaïl Ahooja en assistant jamais nommé, défend avec brio un personnage qui aurait pu être dévoré par le monstre sacré qui se retrouve en face de lui. Cet apprenti est le repoussoir, le mur sur lequel rebondit le discours sur l'art et le texte de la pièce permet au spectateur de s'identifier à ce jeune homme qui explore le labyrinthe de la création.

Crédit photo : Jean-François Hamelin

Mark Rothko est un peintre que j'ai toujours aimé. Alors que Pollock, de Kooning ou, pire, Barnett Newman m'ont toujours laissée de glace, les toiles de Rothko m'ont constamment raconté des histoires. Comme il est dit dans la pièce, ces blocs de couleurs qui vibrent, avancent, reculent, se déploient dans l'espace et le temps semblent aller plus loin que ce qui a toujours existé. Ce n'est pas la froide et logique géométrie d'un Mondrian, c'est plein de bruit et de fureur, c'est plein d'émotion, de souffrance, d'amour et de chaos. La peinture de Rothko trouble les lois de l'esthétique et nous met en contact avec l'insondable qui se trouve en nous. Et qui se trouvait en lui aussi.

Pour le peintre, rien n'est jamais simple : la couleur rouge? S'agit-il de carmin, de pourpre, de corail, de prune, de lie-de-vin? Est-ce le rouge du Père Noël, de la pomme, de la tomate, du homard, d'un lever de soleil, de Satan? Faut-il viser à atteindre les rouges de Matisse qui communiquent une émotion palpable? Et est-ce que le Rouge n'est finalement qu'un dispositif pour éloigner le Noir?

Rouge est un fantastique moment de théâtre. C'est l'artiste avec toutes ses contradictions, son désir de vivre de sa peinture, mais aussi son dégoût lorsque des gens voient ses tableaux comme un élément de décoration intérieure et apportent chez le galeriste un échantillon de la couleur Benjamin Moore qui se trouve sur leurs murs afin que la toile à accrocher au-dessus du foyer ne détonne pas avec l'ensemble. Ce discours est un des moments très amusants de la pièce, car on peut être torturé comme Rothko, être narcissique et égoïste, mais en même temps manier brillamment le sarcasme. Des moments comiques parsèment donc le texte de John Logan, mais les moments de réflexion et d'analyse sont également nombreux, tous proférés avec aplomb par un Rothko à la fois habité par les certitudes et rongé par le doute. Entre autres, cette réplique qu'il lance à son assistant et où il lui dit : je suis là pour arrêter ton cœur de battre, pas pour faire de belles images.

Vivre avec de telles exigences face à soi-même relève de la haute voltige. Mark Rothko s'est suicidé en 1970. J'ai beaucoup, beaucoup aimé cette pièce avec son humanisme féroce, ses frôlements d'angoisse et cette figure singulière d'un peintre qui refusait de rêver en silence ou de manière confidentielle. C'est certainement plus compliqué de vivre ainsi. Mais c'est ainsi que l'on risque de retrouver la saveur violente et fugitive de l'existence.

Rouge est présentée au Théâtre du Rideau vert jusqu'au 12 avril 2014

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