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«Invisibles»: la quête impossible de l'absolu

Cette distribution est impeccable et la mise en scène d'Édith Patenaude, toute de sobriété, laisse ce texte fort de Guillaume Lapierre-Desnoyers nous atteindre sans filtre.
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Éva-Maude TC

J'avoue être toujours un peu choquée lorsque j'entends des ados s'adresser à leurs parents d'une façon, disons, trop familière sans la plus petite nuance de respect ou d'affection. C'est ainsi que débute la pièce Invisibles de Guillaume Lapierre-Desnoyers présentée à La Licorne où Chloé, quinze ans, abîme sa mère de bêtises. De « T'es une crisse de folles » à « Ma vie serait tellement meilleure si t'étais morte » c'est dans cette violence verbale que s'exprime la profonde incompréhension qui règne entre les deux. La mère, dépassée, pleine de bonnes intentions, mais souverainement maladroite, se heurte à ce mur infranchissable qu'est la chair de sa chair. Pas la bonne mère avec la bonne fille. Il faudrait pouvoir changer parfois...

Chloé est éperdue, elle cherche autre chose. Pour elle, comme pour Rimbaud, la vie est ailleurs et elle va donc chausser comme lui des semelles de vent et sacrer son camp. Il faut de l'audace et du courage quand même... Elle se retrouve aux États-Unis, errant sur les autoroutes de trucks stop en trucks stop, vivant quelques mésaventures et finissant par rencontrer Stacy avec qui elle se lie d'amitié. Cela va durer trois ans. Pendant ce temps, la mère de Chloé ne dort plus et un détective mène l'enquête, sa spécialité étant ces enfants disparus qu'on retrouve des fois, et d'autres fois qu'on ne retrouve jamais.

Le titre de la pièce se réfère à cet échange entre Chloé et Stacy où elles constatent que personne ne les voit, que personne ne tient compte d'elles, qu'elles peuvent donc être violées, torturées, mutilées, tuées sans que cela ait beaucoup d'importance. Élargissant ainsi le propos à toutes ces femmes et jeunes filles disparues, autochtones ou autres, dont on n'a plus jamais entendu parler et qui sont devenues effectivement invisibles. Le fait que Chloé ait détruit toutes les photos d'elle qu'elle a pu trouver avant de fuguer ajoute une autre couche à tout cela : chef d'orchestre de sa propre annihilation et envahie par le désir de disparaître totalement, Noémie O'Farrell rend très justement ce désarroi mêlé d'effroi et de décisions prises sans trop réfléchir, le propre de l'adolescence en somme. Alice Moreault est une merveilleuse Stacy, en même temps dure et fragile, et d'une terrifiante lucidité. Lucidité partagée par le détective joué par Steve Laplante qui a le job terrible d'essayer de retrouver ces enfants et qui est hanté par la possibilité que quelque chose arrive aux siens. Josée Deschênes nous donne une mère tout croche, mal aimée elle-même, incapable de reproduire une relation saine et mesurée parce qu'elle n'en a jamais eu, avançant à tâtons dans un univers inconnu. Cette distribution est impeccable et la mise en scène d'Édith Patenaude, toute de sobriété, laisse ce texte fort de Guillaume Lapierre-Desnoyers nous atteindre sans filtre.

La quête d'absolu et de liberté de Chloé reste avec nous après la fin de la pièce.

La quête d'absolu et de liberté de Chloé reste avec nous après la fin de la pièce. Elle est incapable de mettre des mots dessus comme nous sommes incapables de comprendre ses motivations profondes. Quitter le confort bourgeois à quinze ans pour vivre sur les routes des États-Unis en côtoyant le danger, l'incertitude, la peur, la faim semble à bien des gens la plus folle des extravagances...Mais il y a quelque chose de plus grand qu'elle qui l'interpelle. Je me prends cependant à penser que ce geste radical exprimant la plus fondamentale des révoltes ne demeurera pour Chloé qu'une note en bas de page dans le livre qu'elle n'a pas écrit.

Invisibles : une production Stuko-Théâtre en codiffusion avec La Manufacture, à La Licorne jusqu'au 16 mars 2018.

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